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Bienvenue sur la page consacrée à mes écrits

« Savoir, penser, rêver. Tout est là. » Victor Hugo

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Les Esprits du Temps (Zeitgeist)

--- sortie décembre 2024 ---

Au bout de plusieurs années d’élaboration, de doute, de "jachère" de ce tas de papier que je rêvais d’être mon premier

roman, un rêve d’enfant somme toute plutôt courant je pense, je n’ai pas ensuite osé le proposer aux éditeurs pendant

presque dix ans (et peut-être penserez-vous, après lecture, que j’aurais mieux fait de me casser une patte ce jour-là

– cela fait partie du jeu).

Un immense merci en tout cas à Mr Exposito qui a cru en son potentiel.

Ce serait trop insuffisant de dire que le sujet du roman est l'Esprit et le Temps. C'est pourtant la vérité

la plus simple, mais je vais essayer d'en dire un peu plus. Je pense qu’il tient à deux choses.

Premièrement ce mystère pour moi chez l’être humain : son besoin de croire – plus précisément dans sa

dimension de croire au détriment de la raison. Depuis tout jeune je suis fasciné par la multitude d’histoires

incroyables imaginées par les civilisations et de leur complexité, leurs divinités aux pouvoirs surnaturels, leurs

bestiaires. Tout cela dans le but de répondre à une seule question : « Y a-t-il une chose/force supérieure à nous ? »

Au cours de l’Histoire cette spéculation, peut-être même la manifestation originelle de la pensée désidérative,

a été une base fantastique pour instiller la crainte dans les esprits et asseoir son pouvoir.

En somme, une base fantastique pour inventer une histoire.

Ce qui a toujours été ainsi fait.

En second lieu, le zeitgeist. Ce concept encensé par les romantiques allemands exprime ce sentiment singulier

de "connexion" entre les individus, à petite comme à plus grande échelle. Lorsque l'on regarde et compare les

différentes mythologies de l'humanité, les similitudes et analogies possibles sont effectivement légion, il n'est

donc pas surprenant que des théories comme la Théosophie ou le "monomythe" de J. Campbell aient pu trouver

leur public - bien qu'on puisse légitimement émettre des réserves sur leur prétention universelle, et (là aussi)

constater un caractère plutôt romantique (et donc séduisant) à de telles propositions.

Le point est que, là encore une telle base enchante l'imagination, et je suis donc parti de l'idée de répondre oui :

toutes les religions, toutes les mythologies ont la même origine oubliée, mais qui est aussi celle de ce que l'on

nomme paranormal, surnaturel, vision, hallucination, mantique, télépathie etc, en fait tout ce que la science

ne reconnaît pas à cause simplement de son incapacité à le prouver et à l'expliquer. Mais elle est souvent tout

autant incapable d'en prouver la non-existence - comme, basiquement et typiquement, Dieu.

La porte du fantastique.

Tous les personnages historiques inoubliables réels et légendaires, puissants ou parias, prophètes, savants, artistes,

découvreurs-inventeurs des plus grands progrès de l'humanité - l'écriture, l'agriculture, les mathématiques,

la mécanique, la physique, la philosophie... - ne furent que les voix d'esprits surpuissants qui voyagent à travers

l'univers et le temps, instillant leur connaissance infinie par ondes aux créatures douées d'intelligence,

qui la traduisent ensuite comme ils le peuvent... Ainsi est née la conscience, le « noûs ».

Cette phrase célèbre attribuée parfois à Hubert Reeves plaide en faveur de notre liberté de faire

vivre tout ce qui est frappé du sceau infamant de l'impossibilité ou de l'irrationnel :

« L'absence de preuve n'est pas preuve d'absence. »

Mon roman est donc l'histoire d'un homme en proie à cette seconde vérité,

une vérité dont le prix ne peut être rien de moins que son esprit.

Je vous laisserais découvrir ses qualités. J’ai recherché une ambiance gothique, fantastique, angoissante,

pesante, surnaturelle, psychologiquement et temporellement labyrinthique, car je voulais que la structure

même du livre soit le miroir de l’esprit des personnages : accablés, possédés, dénaturés. Je ne sais pas si

j’ai réussi, mais ç’a été mon jeu. Et pourquoi pas, me suis-je dit un beau jour, vous inviter dans le jeu ?

Toutes les pièces du puzzle ne sont pas divulguées, volontairement. Être curieux sera nécessaire

pour tout recomposer ; tout semble décousu, mais il y a bien un fil d’Ariane. Je me suis moi-même

souvent perdu dans ce labyrinthe, belle ironie, mais je me suis aussi et surtout beaucoup amusé,

car j’ai beaucoup appris au final, et donc beaucoup vécu.

Est-ce un bon livre pour autant ? Je n’en sais rien. Cela dépend des gens j’imagine, comme pour tout.

À vous de voir si vous percerez tous les secrets de cette histoire et sortirez du labyrinthe.

Je me permets donc de donner un conseil aux futurs lecteurs et lectrices, car j'ai totalement conscience du caractère

un peu indigeste des notes, parfois même perturbateur dans la lecture, donc si vous vous lancez dans l'aventure,

lisez-le une première fois sans les notes, que vous aurez tout loisir d'étudier (et interroger) lors d'une seconde lecture.

La petite longueur du récit permet aisément cela je pense, la lecture sans les notes n'empêchant pas de

comprendre l'histoire en elle-même, et à la deuxième lecture les notes auront ainsi plus, je pense, l'aura

de "pièces du puzzle" retrouvées, et vous ouvriront normalement une dimension toute nouvelle à l'histoire.

Je me sens d'ailleurs épaulé dans ce conseil par un esprit qui force le mien tant à l'admiration

qu'à l'humilité, celui de J.L. Borges, auteur célèbre mais pourtant trop peu connu encore,

trop peu lu – y compris et surtout ses Conférences –, et qui avertissait très pertinemment :

« L'important n'est pas de lire, mais de relire. »

Amicalement.

(PS - premier indice et pièce "perdue" : au XIXème s. en Europe, peu de peintres étaient illettrés...)

(...)

Chers lecteurs du futur, je m’appelle Oswald Wallace Misson-Buckley, et je suis devenu fou.

Je vais vous raconter en détail ce qui m’est arrivé.

Il me reste un dernier fragment de moi-même, qui me sert en ce moment à coucher ces mots

sur papier, car il est impératif que le monde soit mis au courant du voyage que je viens

d’effectuer, et que je m’apprête à terminer.

Je ne saurais dire si tout cela est réel ou non, au sens où nous autres humains entendons le

réel aujourd’hui. Il est clair que cela ne vous semblera sûrement pas réel à vous, lecteur.

Et croyez-moi, j’aimerais que vous ayez raison.

Vous qui me lirez, prenez cela comme une histoire fictive, un conte volontairement destiné à

faire peur ou comme les divagations d’un fou à lier, peu m’importe car de toute façon,

aurons-nous jamais un quelconque échange, une conversation au cours de laquelle vous

pourriez confronter vos doutes à ma parole ? Non, car je suis déjà mort. Rien, absolument rien

à mon sens ne pourrait faire appréhender à qui que ce soit l’étendue de ce que je m’apprête

à dévoiler. Peut-être est-ce quelque chose qui, raconté, perd toute sa substance ;

quelque chose qui se vit mais ne peut se décrire, comme l’amour.

Je suis revenu ce matin, de très loin, et sentant la présence inexpliquée (et inespérée) de ma

conscience, je me suis accordé une dernière promenade jusqu’à Bristol, ma dernière marche,

afin de sentir une dernière fois le parfum d’une vie que je vais quitter à la fin de ces lignes.

Et aussi pour prendre connaissance de la date d’aujourd’hui – principalement en fait

pour vous, cher lecteur, car pour moi le Temps est devenu une sorte de spirale capricieuse.

J’arrête donc le Temps pour écrire ceci, en ce jour du 17 mai, an de disgrâce 1861, qui est la

dernière année que je verrai. Malgré l’état actuel de ce que fut mon esprit, je m’estime heureux

de ma vie. Puissent les puissances éternelles accorder à mes congénères un prochain siècle

de prospérité avant l’inévitable chute dont ce que je n’ai malheureusement plus aucun doute.

Je suis assis face à l’horizon, au bord de la falaise sur ma propriété, et vous ne savez pas

encore qui je suis, ni d’où je reviens. Il y a sous mes yeux, au fond du bassin, un spectacle

incroyable éclairé par la lune.

Je trouve que c’est un bel endroit pour tout vous raconter, donc voici :

(...)

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֍ Mon premier roman ֎

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Ꝝème de couverture :

Institut Earlswood pour malades mentaux, Londres, 1861.

Un inconnu se fait volontairement interner dans l’espoir que

quelqu’un pourra l’aider à découvrir qui sont ces voix qui lui

parlent à lui en procurer des vertiges, ces images d’ailleurs

inconnus qui sont comme d’ineffables messages secrets.

Au milieu de l’ère Victorienne, entre âge d’or des sociétés

secrètes et hégémonie de la science rationnelle occidentale

post-Lumières, il se pourrait que cet homme transcende

en lui toutes les frontières de l’imaginable : medium, immortel,

condamné – il cherche qui il est, ce qu’il est, et il aura

besoin de vous.

Livre-enquête, ce court roman labyrinthique nécessitera

votre curiosité pour découvrir la sortie et la vérité sur

cette histoire ; entre réels événements historiques mis

en abyme, personnages célèbres et légendes urbaines

et millénaires, cette uchronie fantastique plonge dans

le temps et l’âme d’un homme à la fois victime et

maître de la clé du Temps et de l’Esprit.

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Disponible en librairie et sur :

Fnac, Cultura, Amazon 21,50 €

Couverture :

Manfred on the Jungfrau

John Martin, 1837

aquarelle, 97.5 × 146 cm, Birmingham Museum & Art Gallery

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Extrait :

Le dernier roi Hyksôs

nouvelle - 2022

     L’histoire des rois Hyksôs est entourée de mystères séduisants pour tout aventurier de la mémoire, du songe ou du patrimoine culturel humain. Leur nom signifie « Chef des pays étrangers », une appellation à la fois claire et floue. Ils ont régné sur la Moyenne et Haute Égypte pendant plus d’un siècle et ont influencé l’Histoire d’une manière encore mal connue aujourd’hui (1).

    Il existe de nombreux mythes concernant leurs origines et leurs pouvoirs. Certains historiens et philosophes hellénistes – contemporains et ultérieurs – avancèrent l’idée, par exemple, qu’ils étaient des êtres étrangers à notre monde ou, d’une manière moins directe, des messagers d’êtres étrangers à notre monde. Mais le plus discret et étrange des mythes les entourant est celui d’un livre appelé Livre de l’Esprit, qui renfermerait des secrets inimaginables. Les rois Hyksôs se transmettent la garde de cet ouvrage depuis des générations, mais ne se souviennent plus de qui ils l’ont hérité au départ. La seule chose certaine est qu’aucun d’eux n’a pu le lire entièrement, car il ne peut être ouvert que dans les rêves et est doué d’une forme de conscience. L’équilibre du monde repose en partie sur une diffusion modérée de son contenu. Il est, pour les Hyksôs, l’émanation de la seule forme de divin en laquelle ils croient : l’Esprit.

     La plupart de ces théories fantastiques ont néanmoins un point commun : il est mentionné en de nombreuses occasions écrites et picturales que ces rois seraient venus du fond des mers. Que ce soit là une figure de style, une mauvaise interprétation ou traduction entre « venir de la mer » et « venir de dans la mer », l’une comme l’autre proposition peut s’entendre comme « venir d’ailleurs », « venir de pays étrangers », et aussi comme « venir d’un autre monde ». C’est là le grand drame de l’historien : la toute puissance de la sémantique, car le sens des mots évolue au fil du temps, érodant la vérité tant recherchée.

        Mais, justement grâce à cette sémantique et à cette érosion, la légende obtient sa place.

     Khamoudy (Nekirê) est attesté dans l’Histoire comme le sixième et dernier roi de cette dynastie, mais cela seulement parce que l’Histoire a pour habitude d’oublier – souvent involontairement, parfois volontairement – certains événements, lieux, objets et personnes.

     Ainsi, le septième et véritable dernier roi Hyksôs, Herehyan, ne traversa pas les siècles, du moins pas par son nom. Il a cependant laissé une trace subtile de son existence, car il avait compris cette vérité désagréable que ce n’est pas l’Histoire mais la Légende qui est immortelle.

     Il prit soin lui-même de disparaître du dernier endroit où est attestée l’existence de ses ancêtres. Ces derniers avaient connu un déclin rapide, entre guerres mal menées, mauvaises décisions et manque de discrétion et d’humilité. Leur capitale du Delta, Avaris (2), fut rasée par les rois de Thèbes, et plus tard y fut construit en lieu et place un temple dédié à Seth, afin de s’assurer qu’il empêche les Hyksôs de revenir du Royaume des morts.

     La dernière forteresse dans laquelle le peuple Hyksôs s’était ensuite retranché, Sharouhen, isolée dans le désert de Néguev sur le territoire des Pelishtîm (actuelle Palestine) et entourée de makhteshim (3) protégeant son accès, résista trois années entières au siège lancé par Ahmôsis Ier. Prince héritier jeune et vif d’esprit, Herehyan eut l’instinct de disparaître la nuit précédant la victoire du grand conquérant et successeur d’Ahmôsis Ier, Thoutmôsis, avec une partie de l’armée qui lui était fidèle, et ils rejoignirent la Grande Verte (4) en Judée. Certains historiens parlent même d’un culte que ses hommes lui vouaient, et émettent aussi l’hypothèse que c’est à cause de cette désertion d’une partie des troupes que Sharouhen tomba le lendemain. Il ne resta de cette place forte que cendres et débris, que le désert se chargea de recouvrir lentement de ses sables. Dans le plus grand secret de leur départ, la seule chose que Herehyan emmena avec lui fut le Livre de l’Esprit.

     Ignorant cela, l’Histoire indiqua alors dans ses registres que les « derniers Hyksôs » avaient péri dans les flammes.

     Il n’y a pas de moyen plus pratique pour un peuple de faire sa propre légende qu’en brouillant les pistes sur ses origines. Herehyan choisit donc comme nouveau nom pour lui et son armée celui du peuple libyque qui leur vint en aide pour atteindre la mer et leur fournit des bateaux : les Atlantes. L’Histoire, qui s’efforce toujours d’être rationnelle, a ainsi gardé ce nom pour désigner un peuple de semi-nomades originaires d’une région montagneuse appelée « Atlas » selon Hérodote, et qui faisaient du commerce d’épices et de tissus avec l’Arabie.

     Une autre version cependant, que l’on doit à Diodore de Sicile, et à l’accent beaucoup plus fantastique, désigne par le nom « Atlantes » un mystérieux peuple au bord de l’Atlantique, à l’extrême ouest de l’Afrique, et en fait des êtres dignes d’une mythologie en tant que combattants des Gorgones et des Amazones, ce que l’Histoire a donc préféré classer dans la légende.

     Il est amusant de voir, comme ici, que l’Histoire appelle parfois le chien un chat, et inversement (5). En réalité, aucun des deux historiens n’a eu tort, mais chacun fut persuadé de détenir la seule et bonne version de l’Histoire d’un peuple, alors qu’il y en avait en réalité bien deux.

     Herehyan et ses hommes traversèrent donc la Méditerranée et s’établirent au bord de l’océan Atlantique, en Afrique, où leur trace se perdit pendant quelques décennies, avant que ne commence l’histoire que voici, et que Diodore de Sicile a essayé tant bien que mal (et malgré aussi une grande ignorance) de nous transmettre :

     Établis non loin de l’océan mais dans la région difficile d’accès du Tiris Zemmour (6), là où ni les Minoens, ni les Ibères ou les Étrusques n’osaient s’aventurer, car ces terres étaient le royaume des animaux géants et du désert, Herehyan et les nouvellement nommés « Atlantes » en l’honneur de leurs sauveurs, construisirent cette nouvelle terre d’accueil une ville souterraine toujours enfouie aujourd’hui. De cette cité invisible entourée d’oasis et protégée par la Nature elle-même, ils instaurèrent grâce aux pouvoirs du Livre de l’Esprit une nouvelle dynastie, celle des Immortels.

     Ils ne firent aucune guerre pour des territoires, ne signèrent aucun traité d’alliance, ni n’établirent aucune forme de contact avec les civilisations extérieures, restant totalement inconnus du monde antique. Ils utilisèrent néanmoins les relations pacifiques qu’ils entretenaient avec les quelques peuples nomades de la région pour se tenir au courant de la marche du monde, en échange de quoi Herehyan et les Atlantes maintenaient les oasis du secteur en vie, dans un intérêt mutuel. Cet entretien d’une zone particulière sur le long terme offrit aussi à ces nomades l’opportunité de s’aventurer de plus en plus loin pour leur commerce, car ils pouvaient toujours désormais revenir en lieu sûr. Les Atlantes ne soupçonnaient pas alors à cette époque qu’ils avaient offert un mode de vie totalement nouveau à ces peuples du désert : un début de sédentarité. De leur côté, les nomades ne soupçonnèrent jamais les activités cachées sous leurs pieds, ni les projets que nourrissaient ces nobles étrangers à la peau claire comme le sable. Herehyan remplit honorablement sa mission envers le Livre de l’Esprit, diffusant anonymement et avec parcimonie son Savoir auprès des Hommes.

     Et puis une nuit arriva, peut-être au bout de vingt-cinq ou trente décennies, où Herehyan, toujours vivant et accompagné de son fidèle peuple – qui était déjà devenu un lointain souvenir dans la bouche des Pharaons à l’autre bout du continent –, sortit des entrailles de la terre et gagna la plage. La mémoire orale transmise par les anciens nomades parle d’une procession extraordinaire, à la lumière des étoiles, d’hommes et de femmes grands, beaux et aux armures étincelantes, avançant sur le sable comme des navires flottant sur l’eau – et certains descendants de ces vieux sages berbères, obéissant au réflexe humain de déification de ses fantasmes, immortalisèrent anonymement cette marche du dernier roi Hyksôs, Herehyan l’Immortel, et de son armée d’hommes-dieux sur la roche de la montagne d’Acacus (7).

     Les hyksôs quittèrent le continent africain sur d’immenses et étranges navires que nul n’avait jamais aperçus sur la côte, et ils se rendirent dans le nouveau royaume dont Herehyan avait mérité la souveraineté aux yeux des dieux : une île fantastique et éphémère qui émergeait des abysses de l’océan Atlantique une fois tous les sept ans pour une année entière, et sur laquelle lui et les Atlantes pourraient installer leur nouvelle civilisation et continuer de protéger le Livre de l'Esprit.

     C’était une île magnifique, recouverte d’algues et de coraux scintillant au soleil, peuplée d’étranges et fabuleux animaux amphibies inconnus des êtres humains, lointains descendants d’une faune perdue. Les Atlantes bâtirent sur ce bout de roche émergé dix mille fois plus grand que le delta du Nil une ville-forteresse digne de la légende qu’elle engendra. Il l’appela Amet-Lor, la Cité des Eaux, une cité cyclopéenne défiant tout académisme et toute Merveille du monde antique, aux bâtiments impériaux taillés dans le porphyre noir et le corindon extraits des roches magmatiques sous-marines, aux rues de nacre surlignées par les coraux et les algues lumineux, magnifiée d'immenses obélisques historiés narrant d'énigmatiques légendes dans une langue oubliée.

     Nul ne sait précisément combien de temps s’écoula jusqu'à l’achèvement de sa construction, mais assez pour que les Atlantes s'habituent à vivre plus souvent sur la mer que sur la terre, car ils erraient sur l’océan chaque fois que leur royaume disparaissait sous les eaux, attendant patiemment son retour. Lorsque l’île refaisait surface tous les sept ans, Herehyan pouvait constater avec émerveillement que la flore et la faune sous-marines s’étaient chaque fois un peu plus établies sur les constructions, épousant et étayant les structures. Les gigantesques colonnes se virent petit à petit enveloppées de splendides coraux noirs aux couleurs chatoyantes et grimpant sur elles en spirales, dissimulant leurs mémoire ; les maisons et autres structures arboraient sur leurs façades des pans entiers de coraux gorgones, de coraux bleus et de coraux de feu, formant tantôt terrasses et auvents aux fenêtres, tantôt des ponts naturels reliant les bâtiments entre eux ; les routes de nacre et les pavés des murs d’enceinte taillés dans l’orichalque (8) rouge flamboyant virent leurs jointures colonisées et renforcées par les algues des grands fonds, traçant de somptueux réseaux de veinures vert et bleu pâle.

     Ces siècles d’errance maritime affectèrent aussi, à leur façon, la physiologie des Atlantes (et Herehyan y voyait aussi une manifestation de la volonté du Livre de l’Esprit) : leur peau devint plus dure et imperméable à l’eau et au sel, leur capacité d’apnée augmenta considérablement, au point de leur permettre de longues heures de plongée, leurs doigts et leurs orteils devinrent palmés, et leur morphologie s’allongea légèrement pour mieux supporter les fortes pressions.

     Ainsi, au cours du XIVè ou XIIIè siècle a.e.c., les Atlantes purent définitivement emménager dans leur Royaume-sous-la-Mer, ne remontant à la surface que la nuit pour charger leurs poumons d’air.

     L’ancien peuple hyksôs vécut ainsi heureux et prospère pendant longtemps, anonyme et caché, et leur civilisation dépassait de loin tout ce qui pouvait exister dans le monde des Hommes. Le Livre de l’Esprit était en sécurité, et Herehyan veillait dignement à ce qu’il soit utilisé comme il se doit.

    Les années où Amet-Lor refaisait surface devinrent l’occasion de festivités pour les Atlantes, une période d’évocation et de transmission de leur Histoire aux enfants. On présentait le Livre de l’Esprit sur un pupitre du plus pur marbre blanc au centre de la place publique, et on pouvait entendre cette chanson à la gloire du Soleil et de l’Eau résonner de toute part dans la cité merveilleuse, accompagnée d’une douce musique jouée sur des tambours d’argent et des lyres d’airain :


                                                                                                           Ti’a ol k’hele sa’la

                                                                                                            O’ele lor ifu ta’la !

                                                                                                            Ohla qu’eme atla !

                                                                                                         Epo’le, ohptim so’la

                                                                                                                Sibu lor ta’la !

     Les technologies développées grâce au savoir du Livre de l’Esprit permirent aux Atlantes d’éviter d’être vus par les Hommes de la surface. Leurs immenses navires, pouvant accueillir mille âmes, voguaient rapidement sur les flots grâce à un ingénieux système mécanique à l’intérieur des nefs reproduisant la force de centaines de rameurs, ainsi qu’à un gréement d’une remarquable conception permettant le déploiement de voiles latérales, telles des ailes, offrant alors aux vaisseaux des possibilités de stabilité et de vitesse sans équivalent.

     En de rares occasions il arriva qu’un navire des Hommes de la surface croisa la route d’un navire Atlante, mais bien sûr jamais aucun ne fut en mesure de le rattraper. Les témoins racontaient ce qu’ils avaient vu lorsqu’ils rentraient ensuite chez eux, s’ils y croyaient encore, et alors généralement c’était ceux qui les écoutaient qui n’y croyaient pas. Mais ces récits de navires fantastiques croisés au large firent néanmoins naître les premières légendes de « Peuples de la Mer (9) ».

     L’avantage des légendes est qu’elles sont toujours prises seulement à moitié au sérieux, par esprit de jeu, pour la distraction qu’offre l’imaginaire qu’elles apportent. Une légende est toujours plus séduisante que la vérité dont elle est issue. Herehyan s’amusa ainsi quelques fois à se laisser apercevoir par les humains, seulement quelques instants, par une innocente malice. Peut-être avait-il dans l’idée de faire naître sa propre légende, ou peut-être souhaitait-il simplement rétablir une forme de contact avec une espèce devenue étrangère mais dont il se souvenait avoir fait partie, il y avait bien longtemps.

     Mais aucun peuple, quel qu’il soit, ne peut vivre dans un secret éternel, et les Atlantes durent bientôt faire face à une réalité primaire et universelle du monde des Hommes : la guerre. Quel fut l’événement à l’origine de tout ça ? Herehyan ne le sut jamais avec certitude. Il entendit des rumeurs de peuples Cimmériens qui commencaient à chercher Amet-Lor, la désignant sous le nom d’Atlantis, avides des richesses et des technologies que leurs rêves imaginaient.

    Bien évidemment, les Atlantes arrêtèrent pendant quelques années leur quête chronique des nouvelles du monde extérieur et demeurèrent discrets. Mais arriva un jour où, par le plus malchanceux des hasards, car aucun navire de cette époque ne s'aventurait volontairement si loin dans l'Atlantique, un bateau de guerre qui avait perdu son cap tomba nez à nez avec la cité des Atlantes, alors qu’elle était dans les derniers instants de son année en surface.

     Il est difficile de s’imaginer la stupeur et l’extase dont ont pu être envahis ces hommes face à la magnificence de cette colossale cité antique au beau milieu de l’océan. Ils virent les murs rouges géants à la concentricité parfaite parcourus de veines bleutées qui forment les remparts protégeant l’île. Au loin derrière les murs, ils virent les bâtiments de la cité, si grands qu’ils durent lever les yeux pour les admirer ; des bâtiments taillés dans les roches les plus nobles et les plus précieuses, comme si la moindre et la plus modeste construction avait été faite pour un roi. Ils contemplèrent les colonnes titanesques qui disparaissent haut dans le ciel, au-delà des nuages, décorées de scènes étranges et merveilleuses. Ils virent les murs et les sols de la cité recouverts de coraux de milliers de couleurs qui miroitaient sous le soleil. Ils posèrent leurs yeux sur les statues géantes représentant les dieux Atlantes et les derniers rois Hyksôs magnifiés, toutes faites d’or et d’ivoire. Mais surtout, ils virent le Peuple de la Mer. Oui, ils virent les Atlantes. Ils arrivèrent alors que la cérémonie de fin d’année à la surface se déroulait, et n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils assistèrent au spectacle de ces étranges hommes-poissons en train de danser et jouer de la musique sur les splendides ponts de corail qui traversent de part en part la cité mirifique, comme le dédale d'une toile d'araignée.

     Lorsque les Atlantes accusèrent la présence de leurs visiteurs indésirables, il était déjà trop tard. La musique des tambours et des lyres s’arrêta, et les deux espèces se scrutèrent un moment dans un mélange d’inquiétude et d’émerveillement. Herehyan ne commit pas l’erreur de les attaquer, mais les hommes si. Un des marins, certainement trop effrayé, tira un bloc de pierre à la catapulte qui se fracassa contre l’arête d’un des murs d’enceinte, et le bruit de l’impact ôta alors tout doute d’hallucination chez lui et ses compagnons. Herehyan calma le réflexe de riposte de ses sujets juste à temps, et dans un ciel soudain tempétueux et une mer qui devint déchaînée, sous les yeux effarés des Hommes, Amet-Lor disparut en vrombissant dans les abysses de l’océan pour les sept années à venir.

     Mais le mal était fait.

    Les humains, complètement abasourdis, regagnèrent la terre et commencèrent à raconter à tout le monde ce qu’ils avaient vu. Beaucoup ne les crurent pas, évidemment, mais certains furent suffisamment convaincus par les détails contés qu’une nouvelle foule d'avides inconscients partit à la recherche de la légendaire "Atlantis".

     Du côté des Atlantes, dans les ténèbres de leurs abysses, deux groupes commencèrent à se former : ceux qui soutenaient Herehyan et sa politique de discrétion et de paix avant tout, et d’autres, moins nombreux mais animés d’une passion dévorante, qui voulaient prendre les devants sur une guerre qu’ils jugeaient inévitable. Malgré l’aura charismatique du roi Immortel, certains Atlantes n’attendaient qu’une opportunité pour désobéir sans en porter la responsabilité, et cette occasion se présenta lorsqu’un soir un groupe d’Atlantes belliqueux qui étaient remontés à la surface croisa le chemin d’un navire mycénien qui les attaqua. Là aussi, Herehyan ne sut jamais si cela fut une simple malchance ou si ses sujets étaient responsables. En riposte, et dans le secret vis-à-vis du roi, un général Atlante leva alors une armée et partit en mer Égée afin, comme il l’espérait, de tuer dans l’œuf tout espoir de victoire chez les Hommes. En utilisant la magie conférée par les connaissances issues du Livre de l’Esprit, il modifia le climat de la Grèce, asséchant les cultures pour des années, ce qui provoqua le déclin des civilisations bordant les mers Égée et Ionienne. Atteints par l’ivresse de la force et de la conquête, ils continuèrent leur route jusque dans le bassin du Levant, là même où leur roi Herehyan avait choisi le nouveau nom de leur peuple plusieurs siècles auparavant, et grâce à leur supériorité incontestable ils détruisirent entièrement l’Empire Hittite et leur capitale, Hattush (10).

     Grâce à ses hommes de confiance le roi eut vent, bien que trop tard pour l’en empêcher, du forfait de son général. Lorsque ce dernier revint à Amet-Lor, Herehyan dut, malgré son aversion pour ce genre de pratiques, faire de ce cas un exemple : le général Atlante fut entouré de chaînes puis attaché à un bloc de marbre de plusieurs tonnes avant d’être jeté au plus profond de la "Zone-sans-retour" (un endroit connu aujourd’hui des Hommes sous le nom de fosse de Milwaukee) (11).

     Suite à cela, Herehyan se demanda ce qu’il pouvait faire pour calmer les Hommes de la surface, comment leur faire oublier la Cité des Eaux. Par chance, il disposait d’un peu plus de six ans encore avant qu’elle ne refasse surface et ne soit à nouveau exposée aux regards. Jusque là, il joua la carte de la prudence et décida d’attendre. C’était la décision la plus sage, mais il savait qu’elle n’était pas parfaite, car les partisans d’une guerre ouverte avec l’humanité existaient toujours au sein de son peuple et nourrissaient – il le savait – une forte rancune pour le sort qu’il avait infligé à leur chef, une rancune entretenue et nourrie par un appétit de gloire et un amour du sang. Herehyan n’avait aucun moyen de savoir exactement qui était un séparatiste, seuls des doutes existaient, et la noblesse de son âme lui interdisait d’user de méthodes coercitives afin de les démasquer. Et c’est précisément sur ce point que Herehyan commit la seule erreur de sa vie en tant que roi.

    Les Atlantes séparatistes se firent discrets et, durant six années, allèrent construire dans le plus grand secret un avant-poste d’attaque loin d’Amet-Lor, sous les îles Fortunées, ces mêmes îles où avaient séjourné nombre de Bienheureux tels que le héros Achille, Eurydice la femme d’Orphée ou le juge des Enfers, Rhadamanthe (12). Très ingénieux, ces Atlantes construisirent des navires semblables à ceux des humains, se procurèrent des armes humaines qu’ils modifièrent afin d’augmenter leur puissance, puis étudièrent les habitudes des humains et apprirent à les singer. Ainsi, au bout de six ans, au moment où Amet-Lor refit surface au milieu de l’océan, une flotte immense commandée par les Atlantes surgit elle aussi des flots près de la péninsule ibérique, et alors commença une série de guerres sanglantes et dévastatrices entre les deux espèces. Les Hommes étaient surpris de combattre un ennemi aussi redoutable, mais ne soupçonnèrent pas un instant leur véritable identité, prenant leurs adversaires tantôt pour des ioniens, tantôt pour des phéniciens, des doriens, des phrygiens, des illyriens...

     De son côté, Herehyan, assis sur son trône de corail, se demandait pourquoi il n’y avait plus aucun navire humain qui s’approchait de sa cité. Au bout de quelques temps l’inquiétude le gagna et il envoya des éclaireurs en Méditerranée et apprit alors, mais trop tard encore, ce qui s’était passé. La plupart des civilisations de la Grande Verte avaient été décimées, seule la cité protégée par Athéna avait réussi à résister aux terribles armes des Atlantes, et partout les peuples Humains parlaient de « démons des eaux », d’ « esprits vengeurs de la mer » et de « siècles obscurs » (13).

     N’ayant d’autre choix, Herehyan ouvrit le Livre de l’Esprit et demanda l’aide de Poséidon dans son songe, mais là encore il était trop tard. Poséidon resta sourd aux prières du roi Atlante, mais Zeus, lui, entra dans une terrible colère pour les abominations que son peuple avait perpétrées dans le monde des Hommes. Le ciel s’assombrit en quelques heures, de violents orages éclatèrent bientôt au-dessus de toutes les mers, de tous les océans et de tous les cours d’eau à la surface de la Terre, provoquant de gigantesques raz-de-marées qui détruisirent Amet-Lor, alors émergée, ainsi que partiellement les villes d’Athènes, Alexandrie, Carthage, Tyr, Byzance et Syracuse, entre autres, mettant fin d’un seul coup à toutes les guerres du monde méditerranéen.

     Ainsi la Cité des Eaux avait péri par les eaux, et la némésis de Zeus fit pour un temps oublier aux Hommes l’origine des guerres qui l’avaient précédée. Il fallut attendre près d’un siècle pour que des civilisations humaines, attirées par les vestiges de leur passé et les récits fantastiques de certains marins, reparlent du royaume perdu des Dieux des océans.

    C’est ainsi que naquit (à nouveau) dans le monde antique la légende d’une cité gigantesque et merveilleuse au milieu de l’océan à l’origine de son nom, « Atlantis », un exonyme conforté par le souvenir exhumé des mémoires d’un mystérieux peuple de l’Afrique occidentale : les Atlantes.

     La légende prit une telle ampleur chez certains penseurs grecs et romains tels que Platon, Pomponius Mela, Manéthon ou encore Pline l’Ancien, qu’ils affirmèrent publiquement l’existence de cette cité légendaire, sans jamais cependant l’avoir vue ni pouvoir la localiser.

     Et comme tout royaume suppose par définition un roi, Herehyan l’Immortel, dernier vrai roi Hyksôs, commença à être évoqué par les Hommes de la surface sous le nom d’Atlantos, puis Atlaôs, Atlaîs, et pour finir « Atlas » dans les textes de Platon, revenant nourrir la confusion d'un possible lien secret entre le peuple légendaire et le peuple libyque... tel que Herehyan le souhaitait.

     Ils furent nombreux à la chercher, mais personne ne retrouva jamais aucune trace de la Cité des Eaux engloutie, cette cité-vestige légendaire à la splendeur vertigineuse et immergée à jamais au fond d’abysses sans lumière, parcourue par les requins, les pieuvres, les crabes et les baleines, mais aussi - certains le croient - par de mystérieuses créatures mi-hommes mi-poissons, des êtres divins qui communiquent avec les animaux marins et qui détiennent un savoir millénaire que l’Homme n’a pas encore mérité.

     Les Hommes de la surface notèrent dans leur Histoire cette légende en ignorant entre autres les noms Amet-Lor, Herehyan et Hyksôs. Tous ces termes tombèrent dans l’oubli, effacés des mémoires par ceux de la fiction qu’ils avaient engendrée.


     Mais pas de la mienne.

     Je suis Herehyan, le dernier roi Hyksôs et le premier Immortel, et je me souviens du nom de mon peuple et de celui de ma Cité.

     Je sais qu’un jour, bientôt, les dieux me pardonneront mon manque de prudence, et que je serai à nouveau digne de mon royaume et de ma tâche de gardien du Livre de l’Esprit, qui ne peut être ouvert que dans les rêves.

     Les tambours d’argent et les lyres d’airain résonneront encore dans les rues d’Amet-Lor, recouvertes d’algues lumineuses et de corail, et on entendra à nouveau s’élever de ses bâtiments et de ses ponts ce chant à la gloire de notre peuple divin :

                                                                                                         O’ele lor ifu ta’la !

                                                                                                         Ohla qu’eme atla !

                                                                                                             Sibu lor ta’la !

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Notes :

(1) Les rois dits « Hyksôs » fondèrent la XVè dynastie égyptienne autour de 1600 a.e.c. Leurs origines et leur histoire sont toujours débattues aujourd’hui.

(2) Avaris se situe sur le site archéologique de Tell el-Dab’a, dans le Delta du Nil en Égypte.

(3) Un makhtesh (plu. : makhteshim – nom hébreu) est un type de cirque naturel (une sorte d'immense cratère aux parois abruptes comme un canyon) présent dans le désert de Néguev et dans le Sinaï, pouvant atteindre une circonférence de plusieurs dizaines de kilomètres.

(4) La « Grande Verte » était un surnom donné dans l’Antiquité à la mer Méditerranée.

(5) Le jeu du doute exprimé ici est basé sur des références historiques exactes concernant respectivement Hérodote et Diodore de Sicile. Le premier ayant vécu au Vè s. a.e.c. et le second au Ier s. a.e.c., l’historicité des deux récits est bien sûr incertaine. Par ailleurs, dans l’Antiquité les différents peuples dit aujourd'hui "Amazighs/Berbères", et à l’époque « libyens » ou « libyques », (terme qui englobait une grande variété d'ethnies d’Afrique du Nord et du Nord-ouest, les Maures, Numides, Mazices, Gétules...) étaient d’une part nomades et d’autre part mal connus des peuples helléniques (grecs), qui les confondaient souvent. De même, la cartographie de l'époque était rudimentaire, la taille et la situation des monts Atlas ainsi que de l’océan Atlantique étaient donc (très) imprécises et variables selon les auteurs (y compris chez Herodote et Diodore de Sicile) – un des plus simples exemples pour s'en donner une idée est qu'on estimait à cette époque les grandes distances en temps  (jours, semaines, mois de voyage) et non en unités de longueur.

(6) Le Tiris Zemmour est une région administrative (wilaya) de Mauritanie, frontalière du Sahara occidental, de l’Algérie et du Mali, dans le désert du Sahara.

(7) « Tadrart Acacus », litt. « montagnes d’Acacus » en berbère, est une zone désertique de Libye à la frontière avec l’Algérie, connue pour les peintures rupestres qui y ont été trouvées et qui représentent des animaux aujourd’hui disparus de cette région du monde, ainsi que des êtres humains. Le site a malheureusement été profané par des djihadistes en 2014.

(8) « Orichalque » est un terme attesté historiquement dans l’Antiquité, mais la nature de ce qu’il désigne reste incertaine ; ce serait soit un métal, soit un alliage, soit un minerai. En grec ce mot signifie « cuivre des montagnes », et chez les romains il désignait l’alliage de cuivre et de zinc : le laiton. La description ici faite d’Amet-Lor est librement inspirée du Critias de Platon (récit sur l’Atlantide), dans lequel il mentionne aussi l’orichalque comme matériau présent dans l'architecture atlante.

(9) Le terme « Peuples de la mer » est attesté dans l’Égypte antique ainsi que chez certains auteurs grecs dès la fin de l’âge du bronze récent (début du XIIè s. a.e.c) pour désigner des peuples qui arrivèrent par la mer pour envahir l’Égypte à plusieurs reprises, mais sans succès (cf. notes 10 et 13).

(10) Il est a peu près établi que les civilisations méditerranéennes ont connu une période sombre autour du XIIè s. a.e.c. (cf. note 13). Outre des sécheresses et des tremblements de terre, le royaume Hittite en Anatolie (Turquie actuelle), jusqu’alors prospère, s’effondra subitement durant cette période marquée par un contexte international chaotique et des invasions de « Peuples de la mer ». La capitale Hittite, Hattusa (ancien nom Hattush) fut entièrement rasée par un ennemi dont l’identité est encore débattue aujourd’hui.

(11) La fosse de Milwaukee est l’endroit le plus profond de l’océan Atlantique (8 600 m), à une centaine de kilomètre au nord de l’île de Porto Rico.

(12) Dans la mythologie grecque, les « îles des Bienheureux » ou « îles Fortunées » sont un lieu légendaire situé aux extrémités du monde, que les grecs et les romains ont souvent identifiées aux archipels au large de l’Afrique occidentale – la ''Macaronésie'' (Açores, îles Canaries, Cap-Vert, Madère). Cette localisation rappelle celle des « Atlantes » de Diodore de Sicile et aussi celle de l’Atlantide de Platon (en jouant sur le manque de précision géographique de l’époque). Par ailleurs, les récits mythologiques ainsi que des auteurs comme Platon (dans la République, par exemple) décrivent ces îles Fortunées de façon analogue aux champs Élysées, un endroit où vont les âmes vertueuses, d’où le fait d’appeler « Bienheureux » ceux qui y ont séjourné.

(13) Les « siècles obscurs » sont un âge de la Grèce antique situé approximativement entre le XIIè s. et le VIIIè s. a.e.c. (qui sont aussi les datations approximatives respectivement de la Guerre de Troie et de son récit ensuite dans ''L’Odyssée'' d’Homère - récit qui a été très ouvertement mis en doute par... Hérodote), une période traditionnellement décrite comme un déclin du monde égéen, après l’effondrement de la civilisation mycénienne. Une des versions discutée est qu’elle aurait été anéantie par des « Peuples de la Mer ». De nombreuses informations nous sont parvenues : appauvrissement général des civilisations méditerranéennes, rupture des ententes commerciales, déclin de l’art et de l’artisanat (voire jusqu’à une ''perte'' de l’écriture chez certains peuples), baisse du niveau de vie... Par ailleurs, il est aussi attesté que durant le IIè millénaire a.e.c. (la date précise est inconnue) a eu lieu une forte éruption du volcan de Santorin, surnommée « éruption minoenne », dont on peut cependant être sûr que les conséquences climatiques et géopolitiques ont été sérieuses. Tous ces événements et leurs imbrications sont encore débattus aujourd’hui par les spécialistes, tant les événements eux-mêmes que leurs datations, car les preuves archéologiques sont rares et peuvent, comme toujours, être équivoques. Le terme même de « siècles obscurs » est de plus en plus jugé de connotation trop négative et inspirant une vision simpliste de phénomènes complexes (un peu comme cela fut le cas pour le terme « obscurantisme » pour le Moyen-âge).

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(les notes indiquées par des numéros soulignés entre parenthèses (x) se trouvent à la fin)

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֍ Cycle du Livre de l'Esprit ֎

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an abstract photo of a curved building with a blue sky in the background

Vous trouverez ci-dessous un lien vers le site du concours Positive Future

organisé par l'Institut d'Études Avancées de Paris et la Fondation 2100

dont le thème était "La ville en 2100", et lors duquel

ma nouvelle "Papillon perdu" a été lauréate.

Elle y est téléchargeable gratuitement.

Et d'autres belles surprises à découvrir.

۝

Ci-dessous ensuite, une bande dessinée que j'ai proposée à la

deuxième édition de ce concours (2024), qui ne fut pas retenue.

Le thème, en digne suite, était "Le travail en 2050".

Bonne lecture.

Ce concours fut premièrement très attrayant par son prix, je l'avoue, mais fut aussi

au final très intéressant car il nous fait relever, en tant qu'auteur, un grand défi :

décrire un futur (très) proche où la vie est belle ("mieux"...).

Pour un auteur qui cherche dans la science-fiction, quoi de plus facile

dans le monde actuel que d'imaginer une dystopie ..?

Mais finalement, si cela peut s'imaginer, d'une manière ou d'une autre,

peut-être cela peut se faire..?

Bien sûr la petite bise Vérité nous rappellera soudain que la société est

une métaphore de la paix et de la guerre : pour qu'il y ait la paix (le positif),

il faut que tous la veulent et y travaillent.

Pour qu'il y ait la guerre (le négatif), il suffit d'un seul homme.

Mais la bise annonce souvent le beau temps ;

ce sont les vérités désagréables qui nous font grandir.

Nous leur devons beaucoup.

Ϯ

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J'ai donc retenté cette aventure d'écrire une anticipation positive de notre futur monde du

travail, en essayant de combiner plausibilité, humour et légèreté. Le concours a été

reporté pour je ne sais plus quelle raison, cela a duré en gros deux ans, ce qui est long.

Ma BD (qui devait tenir sur 14 pages maximum) était prête et attendait son heure.

Lorsque le concours fut rouvert en 2024, le thème avait été changé, passant du

travail en 2100 au travail en 2050... Je partage avec vous la version 2100, avec les

couleurs rehaussées, l'original étant aux crayons de couleurs.

Cela peut facilement semblé négligeable, mais outre le fait que je ne souhaitais pas

vraiment refaire entièrement ce (long) travail, ce genre d'aléa nous permet de réfléchir :

lorsque l'on est sur des temporalités si proches, surtout à notre époque, cela

peut absolument tout changer.

Nous sommes en 2025, et le premier appel depuis un téléphone portable a été passé

il y a 52 ans, en 1973 à New York. Le premier robot chirurgical utilisé, Arthrobot,

le fut il y a 41 ans, en 1984. Puis il y a eu le téléphone Bi-Bop (1991), le premier serveur

web (1990), les écrans tactiles (résistifs) sur l’IBM Simon ou l’Apple Newton (1993-1994),

les robots chirurgicaux Puma 260 (1985) et Da Vinci (fin des années 1990), la popularisation

de technologies comme la tomographie, la nanotechnologie, la biosynthèse, l’élargissement

et l’amélioration qualitative de l’aérospatial, comme le réseau satellitaire ou encore les

télescopes spatiaux, les vols habités, la construction de l’ISS (1998) ...

Il peut s'en passer des choses en un demi-siècle.

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Références culturelles et artistiques :

1) Couverture (planche du titre) : évocation de l’arbre sur lequel est posé le chat du Cheshire et de son sourire qui devient la lune dans Alice au Pays des Merveilles de Disney (1951).


2) Xena : le nom de l’IA de la maison évoque la série télévisée Xena, la guerrière (1995) ; le graphisme du X reprend celui du logo de la société Space X  fondée par Elon Musk.


3) Les lunettes RVA sont la combinaison des deux types de lunettes aujourd’hui sur le marché : les VR (réalité virtuelle) et les lunettes à Réalité Augmentée. La marque Jedi fait référence à Star Wars.


4) Le nom du grand frère, Erwan, se retrouve sur son t-shirt « R1 » (lu en anglais).


5) Les différentes technologies énumérées au fil de l’histoire sont librement inspirées d’idées réellement en cours d’étude (plafonds filtrants, par exemple) ou bien d’innovations possibles dans l’avenir (comme les vitres que l’on peut rendre opaques en les touchant : des modèles de toilettes composées de cloisons dites à "verre intelligent" ont ainsi été installées dans le quartier de Shibuya au Japon au début des années 2020).


6) Le principe du phytostockage est un procédé imaginé et étudié depuis plusieurs années par deux danois, Cyrus Clarke et Monika Seyfried (projet "Grow Your Own Cloud").


7) Le bus de la bande-vignette 4 de la planche 8 évoque le Daimler Future Bus.


8) La dernière vignette est une parodie de la lune dans le film Le Voyage dans la Lune de Georges Mélies (1902).


Sources d’inspiration médiatiques et bibliographiques :

- Le futur du travail de Juan Sebastián Carbonell

- Paresse pour tous de Hadrien Kent (sur une idée d’Emilien Long, prix Nobel d’Économie)

- Rêver le futur, série docu-fiction produite par Prime Video (Amazon)

- Les travaux de Robert, François et Luc Schuiten

Ci-dessous mes premières tentatives "sérieuses" de

nouvelles, lorsque je cherchais si j'avais un "genre

à moi", un truc qui m'accroche, qui coule tout seul.

J'étais très tenté par la science-fiction, qui permet d'être

libéré quasiment de toute contrainte : on n'est pas

obligé d'être rigoureux comme avec le passé, ou

crédible comme avec le présent, on peut imaginer

ce que l'on veut, du moment que ça fait rêver.

-

Comme beaucoup, j'ai commencé par participer à des

concours, les histoires qui suivent sont donc le

fruit de mon imagination "sous contrainte"

de thème et de longueur. La première est du genre

"féérique", dans un avenir ou l'IA a fait gagner des

choses au monde, mais aussi perdre d'autres. Les deux

suivantes ont en commun et explorent de manières

différentes l'idée d'un réseau social mondial effaçant

les dernières frontières entre vie publique et vie

privée, que j'ai appelé Hunet - HUman NETwork.

Je pense que c'est globalement moyen, mais peut-

être passerez-vous quand même un bon moment.

C'est tout ce que je souhaite.

-

Concourir est un bon exercice, et un cadre est

bien sûr nécessaire pour établir des critères afin

de départager les participants, mais lorsque le

thème m'inspirait, j'étais toujours frustré à la

fin de mon récit de devoir abréger les choses

ou au contraire meubler, supprimer,

reformuler, repenser... Cela donne le

sentiment de ne pas pouvoir vraiment

écrire l'histoire qu'on avait imaginée.

-

Je n'ai jamais aimé les entraves à l'imagination.

« La logique vous mènera d'un point A à un point B. L'imagination vous mènera partout. »

Albert Einstein


- Ça, ce serait une idée de sortie, non ? s’exclame Cali tout en continuant de marcher sur le grand boulevard au milieu des autres passants.

     Cali envoie d’un glissement de doigt le lien sur la puce de son ami. Assis à côté de lui, Naoki voit s’afficher sur l’écran holographique flottant dans sa paume l’image 3D d’un vieux bâtiment avec de grandes lettres capitales or usé sur la façade : « BIBLIOMUSÉE ». Il fait frais dehors, mais pas encore au point de se réfugier dans une cafétéria toute l’après-midi.

- C’est quoi, ce truc ?

- Un nouveau musée. Il vient d’ouvrir.

- Un musée de quoi ?

- Sur les livres, apparemment.

- Les livres ? Ces vieux trucs en papier sur lesquels on lisait avant ?

- Ouais.

- Tu penses que c’est bien ?

- Bah écoute, sur les réseaux plein de gens disent qu’ils ont été surpris, que c’est vachement intéressant. Et beaucoup parlent d’une énorme surprise à la fin.

- Ah..., fait Naoki, peu convaincu.

- Je propose ça comme ça.

- Tu as déjà lu un livre en papier, toi ?

- Oui, mais je n’en ai pas un souvenir très clair. C’est quand j’étais petit, mes parents m’ont montré des livres qu’ils avaient gardé et qui dataient de l’enfance de mes grands parents, juste avant qu’on décide d’arrêter d’en imprimer. À cause des forêts, du gaspillage, tout ça. Du coup, j’en ai déjà eu en main, mais la dernière fois c’était y’a peut-être... quinze ans. Tiens... ça fait bizarre, sourit Cali.

- Quoi ?

- De raconter un truc en disant « c’était y’a quinze ans », c’est la première fois que je dis ça, je crois.

- C’est rien, ça te fait te sentir vieux, c’est tout.

- Putain, c’est peut-être ça...

- C’était quoi tes livres ? Ceux de tes parents.

- Ah, euh... Je sais plus, moi... Je crois... Je crois qu’il y avait l’histoire d’un gamin magicien dans une école.

- Ah, Harry Potter.

- Oui ! Je crois que c’est ça ! C’est dingue ! Comment tu connais ça, toi ?

- Je l’ai lu il y a longtemps. Enfin, j’en ai lu deux ou trois, il y en a plusieurs. C’est des romans cultes pour enfants. C’est sympa, j’avais bien aimé.

- Mais tu les as pas lus en livres papier ?

- J’ai jamais eu de livres en papier chez moi. Je l’avais téléchargé quand j’avais onze ou douze ans.

- Tu as toujours aimé lire...

- Depuis que je sais lire, surtout.

- Je veux dire pour aller chercher des trucs aussi vieux, il faut vraiment adorer lire.

- On s’ennuie assez facilement dans un fauteuil.

- J’imagine..., soupire Cali. D’ailleurs, tu veux que je te pousse un peu ? Je vois que ta batterie va bientôt tomber en rade.

- Non, ça va aller, elle va tenir encore deux heures. On trouvera bien une plaque avant ça.


     Naoki lève la tête et admire le vaste ciel bleu au-dessus d’eux. Le brouhaha ambiant des gens qui marchent, des oiseaux dans les arbres, du vent, et le vrombissement des véhicules à lévitation forment un doux ronron qui ne s’arrête jamais. En avançant, Naoki traverse les hologrammes publicitaires projetés devant les magasins – des sacs tournant sur eux-mêmes, des nanas sexy en maillot de marque, des voitures, des instruments de musique, des paquets de cigarette avec un sourire au-dessus de la photo d’un cancéreux... Il préfère toujours cela aux supports, ces gens qui sont payés pour se promener toute la journée dans les banlieues avec des blousons ou des pulls à écrans sur lesquels défilent des publicités promotionnelles, voire des propagandes politiques ; ou encore pire les tats, ceux payés pour se faire tatouer des slogans ou des marques jusque sur le front. Les hologrammes, eux au moins on peut passer au travers.

     Un musée sur les livres..., songe Naoki. Ses souvenirs défilent dans sa pensée, des images d’archives de gens feuilletant des pages, assis dans un fauteuil à la lumière d’une veilleuse ; des écrivains trempant leur plume dans un pot d’encre. Il se rappelle vaguement d’un nom appris à la fac : Gutenberg. Il n’est pas sûr. Il essaye d’imaginer la sensation d’un tel objet dans ses mains, son poids, sa texture... De l’encre imprimée sur du papier... Le processus lui semble mystérieux ; aujourd’hui tout est numérique, le papier n’existe plus dans le quotidien des gens, il n’est qu’une matière première principalement utilisée dans l’industrie. Plus personne ne lit de livres sur papier, la puce est une alternative tellement plus performante.

     Cali regarde Naoki absorbé dans ses pensées du coin de l’œil.

- Alors, tu as réfléchi, ça y est ? lance-t-il.

- Va pour ton étrange musée, répond Naoki en feignant le désintérêt. On verra bien.

- C’est mon tour de choisir la sortie de ce week-end, de toute façon.

- C’est pas une raison pour choisir n’importe quoi.

- Rien ne me l’interdit non plus. Et je sais que tu fais semblant de pas être intéressé.

- C’est loin ?

- Non, pas très. Une heure, si on coupe par le parc.

- Ok, c’est pas non plus le blizzard. Et peut-être qu’on verra enfin un des ocelots.

- Un samedi après-midi ? Rien n’est moins sûr.


     Ils arrivent rapidement devant le bioparc du centre ville. Une femme derrière le guichet les salut d’un geste de la main tout en tapotant sur son ordinateur. Les puces de Cali et Naoki bipent et l’écran holo se déploie en faisant apparaître la carte tridimensionnelle du parc. Une notification de prélèvement banknet du prix de l’entrée s’affiche à son tour en haut à droite de leur écran flottant. Le portique se déverrouille après avoir scanné leurs puces et une voix artificielle féminine lance :

    « Bienvenue, chers visiteurs, profitez bien de notre parc. Et n’oubliez pas : il est le poumon de notre ville, donc prenez-en soin. »

     L’artère principale du parc le traverse dans la longueur, alors que différentes allées annexes partent dans toutes les directions et sont reliées par des transversales faisant le tour, créant ainsi un réseau en toile d’araignée qui permet de choisir aisément les coins du parc que l’on souhaite visiter. Les enclaves ainsi formées abritent chacune un mini-parc au climat artificiel spécifique, et donc un écosystème particulier. Ainsi, le parc offre en tout vingt-deux biotopes différents ; environ deux mille espèces végétales et cinq cents espèces animales, sans compter les insectes, sont présents, répartis sur près de trois mille deux cents hectares.

     Cali donne l’ordre à sa puce de les guider sur la carte. Le chemin le plus court pour se rendre au bibliomusée longe le « désert Grand Bara », la « forêt palatine », la volière du parc et enfin le « Gran Chaco ». Ils connaissent assez bien le parc pour l’avoir arpenté presque chaque week-end depuis des années, mais ils apprécient toujours de s’y promener. Il n’y a qu’en passant près des singes arboricoles que Naoki traverse soudainement une émotion difficile. Cali, qui l’a vu, l’interpelle :

- Toujours difficile, les singes ?

- Oui...

- Tu sais, j’aimerais comprendre quelque chose...

- Oui ?

- Pourquoi c’est dur de voir les singes et pas les oiseaux, par exemple ?

     Naoki reste silencieux un instant, Cali s’excuse alors de sa question, mais il lui fait signe que ce n’est pas la peine, puis finit par s’expliquer :

- Je pense qu’à la base déjà il y a un phénomène d’identification à cause de leur apparence humaine. Ça joue, c’est sûr, dit-il, songeur. Mais pour t’expliquer c’est aussi une simple question de sentiment. Je n’ai pas le même lorsqu’il s’agit d’oiseaux.

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Je parle de la jalousie et de l’envie. Je suis jaloux des singes car ils ont des capacités que j’ai perdues, alors que je vais envier les oiseaux pour des capacités que je ne peux que rêver d’avoir. Tu comprends ?

- Je suis pas sûr, mais si je te suis alors pourquoi ça ne te gêne pas de voir des êtres humains ?

- Ça me gêne, mais moins... Peut-être est-ce parce que les singes ont une agilité extrême, ils représentent le summum de ce que je regrette... Je ne sais pas...

     Cali observe à son tour le silence, pesant les paroles de son ami.

- Je suis sûr qu’ils referont bientôt une tentative de nanochirurgie et que ça marchera, cette fois, dit Cali. Ne perd pas espoir, les nanobots ne sont pas sans faille non plus, c’est très rare que ça réussisse du premier coup, tu le sais. Tu pourras à nouveau te servir de tes jambes un jour, j’en suis certain.

- Et ce jour-là, je redeviendrai un singe savant.

- Exactement.


     Une petite heure plus tard les deux amis ont traversé le parc et arrivent à l’adresse du musée. Ils restent un instant sur le trottoir, la tête levée pour contempler le curieux édifice : un bâtiment austère avec des petites fenêtres anciennes à croisillons, comme on n’en fait plus depuis longtemps. Il semble anachronique à côté des grands immeubles en spirale aux vitres reflétant le ciel et les nuages.

     Pourtant, il se dégage de cet endroit une sorte de calme et de stabilité, un sérieux architectural qui attise une certaine curiosité, une candeur discrète mais intemporelle. Les lettres dorées et non lumineuses « BIBLIO-MUSÉE » ajoutent à sa majesté en donnant l’impression qu’on s’apprête à pénétrer dans un sanctuaire, un endroit épargné par la technologie, l’holographie et le synthétique. L’entrée elle-même force l’admiration des deux amis : une porte. Une simple porte. Une grande porte en bois renforcée de fer forgé avec une grosse poignée noire que Cali saisit et pousse avec hésitation, comme s’il touchait là une chose dont il craignait la réaction.

     Derrière la porte apparaît un couloir large et bien éclairé, avec un tapis pourpre traçant un chemin jusqu’au guichet. Derrière le guichet, une jeune fille avec un look de vieille fille les accueille. Elle a un sourire timide mais elle est jolie.

- Bienvenue. Vous pouvez entrer, le musée est gratuit jusqu’à demain pour célébrer l’ouverture, vous avez de la chance. Les visites sont par session, et vous arrivez tout juste avant que je ferme celle qui a commencé. La prochaine débute dans trois heures. Voici votre guide (elle leur tend un dépliant en papier glacé). Les vidéos qui sont projetées pendant la visite durent entre trois et quinze minutes environ, donc n’hésitez pas à rester si vous arrivez au milieu. La dernière salle vous proposera l’achat de souvenirs. La visite commence sur votre droite derrière moi. Je vous souhaite de passer un agréable voyage.

     « Merci... » répondent en cœur Naoki et Cali en regardant d’un œil un peu perplexe leur dépliant papier.

- Pardon, commence Cali avec hésitation, est-ce que la synchro est activée... ?

- Désolée, nous n’avons pas équipé notre musée du système de partage synchronisé.

- Comment va-t-on avoir accès aux images enregistrées par nos snap, alors ?

- Je crains que vous ne deviez vous contenter de vos souvenirs... Les snap-eyes ne fonctionnent pas à l’intérieur, c’est notre politique, sauf dans l’avant-dernière salle du musée qui retrace l’époque plus récente, à partir d’internet.

- C’est un peu curieux..., dit Naoki.

- Je comprends, mais il s’agit d’un projet d’immersion pensé par les mécènes et la communauté municipale qui ont fait bâtir ce musée. Je n’en sais pas plus, désolée. Vous pouvez ranger vos lentilles d’ailleurs, les luminaires que nous avons installés dans la plupart des salles datent d’il y a longtemps, et cet éclairage pourrait vous gêner si vous les portez.

- Très bien..., répond Cali.

     Ils se regardent un instant, interdits, puis enlèvent d’un geste leur lentille et les rangent dans leurs boîtes. Ils commencent à faire le tour du guichet lorsque Cali se retourne, fait trois grands pas en arrière et revient devant la fille :

- Excusez-moi, j’imagine que... Enfin, auriez-vous une plaque de recharge pour le fauteuil de mon ami, par hasard... ?

- Je suis désolée..., répond la fille avec sincérité, mais comme je vous l’ai dit cela fait partie du musée en lui-même qu’il soit comme à l’époque où il y avait encore des livres... Et les plaques de recharge électriques n’existaient pas encore...

- Ce n’est pas grave, je comprends..., répond poliment Cali avant de rejoindre Naoki en levant les mains d’un air dépité.

     « Ils sont quand même bizarre, dans ce musée » dit Cali.

- C’est toi qui a voulu m’emmener ici.

- Pas de sarcasme, car d’ici une demi-heure il n’y aura plus que moi pour te faire avancer, mon vieux, charrie Cali.

- Il y a peut-être d’autres personnes plus loin. C’est assez grand de ce que je vois sur le dépliant qu’elle nous a donné. Ça fait bizarre d’avoir ce truc dans les mains...

- C’est clair, répond Cali. Ça fait un peu la même sensation que les vieux livres... Sauf que les feuilles n’ont pas cette texture plastifiée et brillante.

- Ils n’ont pas non plus de guide holo, je présume ?

- Non, laisse tomber tout ça. Leur délire c’est de faire tout comme à l’époque des livres, elle a dit. Ça promet. Tu crois qu’ils ont des chiottes d’époque ?

- Peu importe du moment qu’elles sont un minimum adaptées...

- Des toilettes sèches, tu imagines ? Aller, on va voyager dans le passé. C’est parti !

- Aller.


     Ils suivent les indications et prennent le premier couloir de droite. Cali se retourne et voit que le couloir à gauche est éclairé au fond par une lumière bleutée. Certainement la sortie, la visite suit donc un schéma circulaire. Devant eux, la lumière est jaune pâle, créée par d’anciennes appliques aux murs. Le musée paraît plus grand une fois à l’intérieur. Cette lumière tamisée leur donne l’impression de pénétrer un lieu interdit, que quelque chose d’impossible à imaginer va apparaître au fond du couloir, où la lumière se fait plus vive.

     Lorsqu’ils y arrivent ils entrent dans une très grande salle, le plafond est à au moins cinq mètres et une vingtaine de personnes sont disséminées partout dans la pièce. Au centre se trouve une vitrine d’environ cinq mètres de long sur plus de deux de large. Naoki et Cali s’approchent et voient sous la vitre toute une série d’ustensiles en bois, des petites planches vieilles et usées, des morceaux de tissus imprimés, des plaquettes en métal...

     Dans ce musée, pas d’écran flottant holographique au-dessus des objets que l’on peut activer du doigt pour lancer une présentation audio-vidéo tridimensionnelle et interactive. Pas de guide audio dans une minuscule oreillette avec capteurs synchronisés pour s’enclencher quand on passe devant les œuvres. Pas de simulations chronodynamiques, pas de stimulateurs neurosensoriels pour se projeter dans une époque ou un quotidien prédéfini, et évidemment pas d’information automatique partagée entre la puce et la lentille connectée. Juste une simple vitrine, un grand pavé recouvert d’une cloche transparente sous laquelle sont platement posés des objets qu’ils n’ont jamais vu. Et là, dans les coins de la vitrine, ils remarquent des pancartes, s’en approchent et lisent :


     « Les premières méthodes d’impression pour réaliser des séries ont été retrouvées en Asie et datent des environs du IIè siècle a.e.c., durant la dynastie Han. Les outils étaient tous faits principalement de bois, les supports en bois, en tissu ou en papier végétal, et donnèrent donc son nom à la technique utilisée : la xylographie.

L’encre était appliquée sur des lettres taillées dans un bout de bois qui était ensuite pressé contre le support. On utilisait des matrices (1 à 5), des brosses à encrer (6 à 12) et des frottons (12 à 15) pour l’impression.

     Il était aussi courant d’utiliser une autre technique dite des « caractères mobiles », fabriqués en bronze, en bois ou même en terre cuite (16 à 42). »


     « Le processus d’impression était d’une incroyable ingéniosité pour une remarquable économie de moyens. Tout d’abord, un calligraphe professionnel cirait les feuilles sur lesquelles allait être transcrit le manuscrit. La feuille de papier était retournée et placée sur un bloc sur lequel avait été déposée une fine couche de pâte de riz bien étalée. La feuille était ensuite frottée sur le dos avec une brosse plate aux filaments en fibre de palme, car cela rendait une impression assez claire. Plusieurs épreuves étaient nécessaires pour un rendu correct et sans erreurs.

     Pour l’impression, le bloc xylographique était ensuite solidement fixé. L’imprimeur encrait une brosse ronde en crin de cheval et appliquait l’encre avec un mouvement vertical. Le support papier était finalement étalé sur un support plat et frotté avec une longue et fine compresse pour transférer l’impression, puis la feuille était mise à sécher au soleil. »


     Naoki et Cali se regardent d’un air un peu perplexe, puis ils font le tour de la cage transparente pour admirer les objets numérotés dont ils viennent de lire l’histoire. Ils peinent à imaginer comment des livres (ou quoi que ce soit d’autre) aient pu être imprimés avec ces vieux outils grossiers, eux qui aujourd’hui impriment leur vélo, leurs chaussures ou leur sac à dos avec une imprimante 3D. Les autres visiteurs autour d’eux ont l’air surpris, eux aussi. Les deux amis remarquent alors que les autres ont plutôt les yeux rivés sur ce qui est accroché aux murs : des panneaux, des affiches et des pièces de tissus extraordinaires, colorés et comportant des écritures que Cali et Naoki sont incapables de lire habillent l’intégralité des murs de la pièce. Les anciennes lampes judicieusement positionnées les éclairent en leur donnant une aura indescriptible. Ils font le tour, emboîtent le pas des autres visiteurs silencieux et admiratifs et lisent à leur tour les cartels ; de courtes dénominations qui semblent évoquer de vieilles légendes et des mystères : « Sūtra du Diamant » ; « Tissu imprimé de Mawangdui » ; « Glossaire du Fanhan heshi zhangzhongzhu en langue tangoute » ; « Grand Dharanisutra de la Lumière Immaculée et Pure » ; « Tripitaka Koreana » ; « Gravure de la plus ancienne plaque d’impression retrouvée de l’hexagramme du Yi Jing »...

- C’est magnifique... murmure Naoki en longeant le premier mur.

- C’est clair... dit Cali avec humilité.

- Et ces trucs ont des milliers d’années... C’est fou.


     Après avoir fait le tour des quatre murs, se retrouvant derniers, ils suivent les flèches au sol qui indiquent le sens de la visite. Dans le couloir de transition, ils admirent une minute une eau-forte représentant un moine copiste dans un cadre accroché au mur.

     La pièce suivante est sombre. Une vidéo est projetée sur le mur face à eux.

     « Cela vient tout juste de commencer », leur dit un homme près d’eux en se retournant sans attendre de réponse. La vidéo de quelques minutes montre la reconstitution d’un atelier de presse typographique, l’invention de Johannes Gutenberg au XVè siècle qui révolutionna ce qu’on appelait l’Occident. On y voit des hommes couverts de taches d’encre forcer sur les bras des presses qui ressemblent aux premières générations de robots domestiques des années 2080.

     Dans le fond à droite, juste avant la salle suivante, d’autres antiquités sous vitrine éclairées par de faibles spots au plafond, dont une réplique à échelle 1/1 de la première presse entièrement métallique inventée par Lord Charles Stanhope au XVIIIè siècle, dite « presse à un coup ». Des exemplaires individuels de tous ses composants sont posés devant elle au sol : platine, tympan, frisquette, blanchet... Et en face, présentée de même, une réplique de la première machine à papier de Louis Nicolas Robert, inventée en 1798.

     En passant l’encadrement de porte amenant à la pièce suivante le fauteuil roulant de Naoki tombe en panne de batterie, alors que ses yeux et ceux de Cali se posent sur un décor vaste et somptueux : l’image imprimée d’une immense forêt vue du ciel habille les murs, telle une fresque.

     Cali revient à lui au bout de quelques secondes et prend position derrière Naoki pour le pousser, tout doucement.

    En avançant ils longent une nouvelle et imposante vitrine rectangulaire au centre de la pièce ; une série de dessins, d’estampes, de gravures et divers outils ayant servi à la fabrication du papier au cours des siècles y sont présentés. Mais au dernier tiers de la salle les murs changent soudain de couleur, le merveilleux et le vert deviennent apocalyptique et rougeoyant, la vaste forêt laisse place à un immense brasier, un feu dévorant, une vague sulfureuse soulevant une fumée noire. Les outils présentés dans la vitrine changent aussi à partir de cette limite : les premières haches, les premières tronçonneuses, un schéma de chimie sur le processus de récupération de la cellulose du végétal, qui permit la production de papier issu des forêts à grande échelle durant l’ère industrielle.

     Toujours plongés dans le mutisme admiratif de tout ce qui les entoure, Cali et Naoki continuent de suivre le parcours fléché, passent à la salle suivante et se retrouvent alors nez à nez avec un colosse de métal menaçant. Un très vieux bulldozer géant est là devant eux, immobile, comme un monstre de rouille trônant au milieu d’un sol en marqueterie. Son cartel explique qu’il servait à abattre les arbres. Un petit écran numérique non loin passe en boucle la vidéo d’un de ces engins à l’œuvre, sa grande lame déracinant sans problème des arbres de trente mètre de haut. Derrière le bulldozer, l’histoire continue : une autre vidéo projetée en grand format contre un mur blanc dans un coin sombre montre l’industrie du livre à son apogée, des milliers de livres imprimés chaque jour aux quatre coins du monde, comme une avalanche, suivi de la mise au pilon négligée des vieux ouvrages et des tentatives peu efficaces de recyclage. Cette pièce est la plus grande depuis le début de la visite, et juste après la vidéo deux nouvelles vitrines longeant les murs et rétrécissant le couloir fléché présentent des coupures de journaux des années 2000, dont Cali et Naoki lisent les titres avec crainte et amertume : « Nous sommes le cancer de la nature » ; « L’équivalent de dix fois la France est parti en fumée » ; « Le cri des écolos : Sans arbres, nous ne pourrons plus respirer ! » ; « Nos enfants verront-ils encore des forêts en 2100 ? »... Les images illustrant les articles semblent montrer des zones de guerre, et les deux amis ont la gorge serrée en les regardant.

- C’est un truc de malade... dit Cali.

- Attend, regarde !

     Les coupures de journaux suivantes changent de ton et datent des années 2030 à 2050. Elles sont empreintes d’un sombre cynisme et dénoncent les dérives de l’époque sous la forme de faits divers authentiques et souvent accompagnés de caricatures : la maîtresse d’école qui commande deux cent quatre-vingt huit cahiers pour sa classe de CE1 de vingt-quatre élèves, à raison de douze cahiers par enfants, payés par le contribuable via l’éducation nationale ; la pollution et la destruction de l’environnement générées par le processus de fabrication d’encres dites végétales ; une note de service anonymement dévoilée sur le nombre de photocopies effectuées en un an par les instances du ministère de l’écologie : un nombre à huit chiffres ; le scandale du greenwashing de 2032...

- C’est vraiment un drôle d’endroit, ici... murmure Cali sans arrêter de pousser le fauteuil.

- C’est clair, c’est trop bizarre. Ça va être quoi après ? Un autodafé de livres ?

- Peut-être.


     Cali continue d’avancer. Leur surprise continue dans la prochaine salle, où ils sont immédiatement écrasés par un réseau d’étagères de trois mètres de haut. Mais le plus fantastique est leur contenu : elles sont remplies de livres, et Cali et Naoki ont alors les yeux qui se mettent à briller.

- C’est ça ! C’est des livres comme ça ! s’écrie Cali.

- Les livres que tes parents t’ont montré ?

- Oui, regarde ! C’est dingue, il y en a des milliers !

- Mais... c’est impossible...

     Cali pousse Naoki au milieu des étagères dont l’agencement forme des couloirs de circulation. Elles débordent de livres de toutes tailles, de toutes les couleurs et traitant de tous les sujets. Malheureusement, les livres sont sous vitrine eux aussi, et à espaces réguliers des petites pancartes à hauteur des yeux de Naoki disent « Prière de ne pas poser vos mains sur les vitres ». Leurs yeux se baladent, passent d’une tranche à l’autre en déchiffrant les titres, s’arrêtent parfois sur l’un d’eux à cause de ce qu’il évoque, inspire ou éveille la curiosité, l’incrédulité, l’inquiétude... et d’une voix lente ils s’entendent murmurer tour à tour : L’Homme qui rit ; L’idiot ; Les Chroniques martiennes ; Journal d’un vieux dégueulasse ; Quinzinzinzili ; Contes des Milles et une nuits ; Nihon Shoki – Chroniques du Japon ; Mythes, rêves et mystères ; Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines ; Tous les hommes sont mortels ; L’arbre de la connaissance ; Les villes invisibles... Les titres se succèdent et ne se ressemblent jamais, mais ils ont bien vu que la plupart de ces titres sont des livres de l’époque « prébiotech » (appelée familièrement « époque insouciante »), comme on leur apprend à l’école.

     Naoki admire une rangée plus bas que son ami, mais ils avancent comme un seul. Les étagères prennent des virages à angles droits, créant des méandres étudiés dans lesquels ils se perdent sans plus se soucier du reste des visiteurs, dont ils entendent les pas résonner quelque part dans les allées du labyrinthe. Naoki colle son nez contre un interstice entre la vitre et le bord d’une étagère et renifle, sentant alors une odeur faible mais surprenante, et surtout nouvelle.

- Qu’est-ce que tu fous ? dit Cali.

- Je veux sentir les livres.

- Ah oui ! C’est vrai ça avait une odeur spéciale, l’encre et le papier... Je ne me rappelle plus vraiment... Attend.

     Cali s’approche et colle son nez à son tour contre l’étagère, inspire le plus fort possible et recule en expirant avec satisfaction.

- C’est dommage, sourit-il, on ne sent pas vraiment l’odeur, c’est trop faible, mais je reconnais un peu. J’adorais sentir les livres de mes parents quand j’étais petit.

- Tu as de la chance. J’ai vu plusieurs fois sur le net des témoignages de gens qui parlaient de ça, qui disaient que ce « plaisir » leur manquait. Il disaient que cette odeur les apaisait, qu’elle les inspirait, même. Ça allait loin. Du coup je me demande quelle est cette odeur depuis que j’ai lu ça. J’ai vu un tas de blogs et de profils où les gens se prennent en photo avec des vieux livres. Certains se les impriment carrément, même si c’est interdit.

- Oui, je me rappelle avoir vu ça, répond Cali. Une vidéo d’un type en train de s’en imprimer un. Il était tout excité comme si c’était Noël, mais la vidéo a été supprimée genre une semaine après. Je parie que le gars s’est fait arrêté.

     Cali rit de ses propres mots et regarde Naoki, l’air complice.

- Ça faisait vraiment le mec barjo, termine-t-il.

     Les livres autour d’eux continuent de les encercler. Les couloirs ont tous la même largeur, tournent à angles droits et s’alternent, se succèdent. Ils remarquent alors que certaines allées sont nommées par les thèmes des livres qu’elles contiennent : Romans, Romans étrangers, Histoire, Biologie, Physique, Droit... Ces termes sont un peu flous pour leur esprit, car ces appellations sont là aussi issues d’un ancien système de classement depuis longtemps oublié.

- C’était ça une bibliothèque avant... réalise Naoki à voix haute.

- Rien à voir avec les bibliothèques d’aujourd’hui... Il paraît qu’il y en avait une comme ça dans chaque université, et aussi dans les villes, à disposition des gens. Ils venaient chercher des informations dans les livres, mais ces endroits ont commencé à être de moins en moins fréquentés avec internet.

- Et complètement abandonnés à partir de la seconde moitié du siècle dernier.

- Ouais. En même temps, c’était devenu un peu désuet. La recherche et les apprentissages sont tellement plus rapides maintenant avec les puces, les programmes neuropédagogiques et les assistants cognitifs. Pourquoi aller chercher pendant des heures dans un vieux bouquin poussiéreux une info qu’on peut demander à une IA qui répond instantanément, et nous aide même à la mémoriser ?

     Naoki ne répond rien. Ses yeux sont toujours rivés sur les tranches qui défilent, qui l’hypnotisent. Enfin, au bout d’un temps long et indéfini, ils sortent du dédale et suivent les flèches au sol vers l’encadrement sans porte d’où provient la lumière de la salle suivante. Les ouvrages de l’allée de transition concernent une discipline dont le nom rappelle vaguement quelque chose à Naoki.

- « É-co-lo-gie », lit Cali sur la pancarte en début d’allée.

     Naoki fronce les sourcils un instant et fouille sa mémoire.

- Ah oui ! s’écrit-il. Je crois que c’est l’ancien nom qu’on donnait à ce qu’on nous apprend en Citoyenneté dans les écoles : trier ses déchets, réutiliser l’utilisable, pérenniser les objets, partager notre espace avec la nature, éviter les actions polluantes, etc.

- Ils appelaient ça comme ça ?

- Ouais. En même temps je crois que c’était très idéologique. Il y avait plein de débats sur ce genre de questions au début du XXIè siècle, car cela ne coulait pas de source pour les gens parce qu'ils étaient, finalement, ''mal'' éduqués (Naoki mime les guillemets). Mais la machine était en marche et les gens étaient littéralement envahis par le plastique au quotidien, par exemple. En plus des millions de produits faits de dérivés de plastique, il y avait toujours un sac, un emballage, un bouchon ou une boîte en plastique sur tout ce qu’on achetait, y compris pour la nourriture. C’était difficile de contrer ça. Encore un truc que la biotech a changé.

- C’est toujours la technologie qui change le mode de vie des hommes, conclu Cali.

- Mais le mode de vie des gens entraîne la recherche sur certains chemins plutôt que d’autres, rétorque Naoki.

- Je me demande ce qu’il va y avoir dans la prochaine salle.


     La salle suivante est un nouveau saut temporel. De nouvelles vidéos, maquettes et photos des différentes étapes de l’évolution technologique et des inventions qui amenèrent le monde à être tel qu’il est aujourd’hui : internet, les téléphones portables, les câbles sous-marins, le Big Data, la multiplication des satellites, l’époque des GAFA... toute une série d’inventions et d’innovation qui amenèrent – entre autres – à lire comme tout le monde le fait aujourd’hui : sur sa puce.

     Cette puce, appelée officiellement InPhone, a mis fin au règne du livre papier, ainsi qu’à beaucoup d’autres choses. Avec son écran holographique ajustable qui flotte à quelques centimètres au-dessus de la paume, la taille et la police des caractères réglables, tout comme la lumière, la transparence... et dernièrement des logiciels d’assistance biotech qui permettent de corriger l’image holo pour compenser certains problèmes physiologiques comme l’astigmatisme, la presbytie, l’hypermétropie... tout cela a transformé les habitudes des gens. Nombreux aussi sont devenus les adeptes du livre audio, qui s’est popularisé et a évolué lui aussi, accompagné d’images suggérées directement dans l’esprit.

     Naoki et Cali sont stupéfaits de voir le détail de cette extraordinaire évolution. Ils n’en avaient pas conscience avant de voir comment c’était avant. Mais le plus extraordinaire est de constater la taille de plus en plus minuscule de la technologie permettant des choses de plus en plus grandioses...

     Ils franchissent un autre cadran de porte et entrent dans ce qui semble être la dernière salle de la visite. Tous les visiteurs sont là, depuis longtemps peut-être – certains sont assis par terre. Sur une estrade au fond de la pièce, une femme d’âge mûr en robe prune attend, elle aussi. Lorsque Cali et Naoki se rapprochent, la femme se met à parler :

- Chers visiteurs, bonjour. Je suis désolée de vous avoir fait attendre, mais il fallait que tous les visiteurs de la session soient présents. Ceci étant fait, j’espère tout d’abord que cette visite vous a plu et que vous avez appris des choses intéressantes. Ce musée a été réalisé sur une idée de Gal Homphrey, notre maire, et de Nine Yun, la célèbre bio-informaticienne dont vous avez peut-être entendu parlé. D’autres personnalités prestigieuses ont travaillé sur le projet dont je vais vous parler dans une minute et qui clôt cette visite, comme la designer Éléa Cadwal, le chercheur en éco-ingénierie Kyun Douglas, Elkara Al’heb, docteur en biologie de synthèse et cybernétique... Et bien d’autres.

     Les visiteurs regardent tous la femme sans bouger, sans parler, dans l’expectative. Cali et Naoki sont de même, et la femme semble faire exprès de laisser le silence perdurer. Quand elle voit l’expression des visiteurs qui commence à s’impatienter, elle reprend d’un air sérieux :

- Le stockage des données est depuis longtemps le problème majeur de notre société. La quantité de pollution générée par tout le circuit de l’intelligence artificielle et de l’informatique nous a amené à comprendre qu’il fallait changer notre manière de stocker toutes ces données dont nous avons tant besoin. Et ensemble nous avons réussi une chose qui depuis le XXIè s. n’était qu’une idée, un rêve : nous sommes enfin parvenu à stocker des données informatiques dans le code génétique d’êtres vivants. Oui, vous m’avez bien entendue, dans des êtres vivants. Je vous rassure, en l’occurrence des végétaux, sourit-elle (et elle fait une nouvelle pause). Nous sommes enfin en capacité d’incorporer des informations de nature étrangère dans le génome d’un arbre, d’une fleur, d’un brin d’herbe... L’ADN d’un arbre peut ainsi contenir jusqu’à quatre virgule huit zettaoctets de données d’origine anthropique, pour une capacité de stockage virtuellement infinie, si l’on considère le nombre d’arbres existant sur terre. Nous stockons nos métadonnées en fabriquant de l’oxygène, imaginez cela... Imaginez si un jour nous pouvons faire ainsi avec la forêt boréale de Sibérie, ou l’Amazonie... Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant nous sommes encore à une petite échelle, et vous serez surpris je pense d’apprendre que l’espace de stockage des données de la ville est maintenant... notre bioparc. Oui, mesdames et messieurs, ce parc qui fait la renommée de notre belle ville depuis bientôt quinze ans devient aujourd’hui le partenaire principal de notre vie. Il était notre poumon, maintenant il est en plus notre cerveau, au sens de mémoire, j’entends. N’est-ce pas fantastique ? Peut-être ne voyez-vous pas vraiment ce que je veux dire, et ce serait normal. Aussi, je vais vous faire grâce d’informations plus techniques encore, et je vais simplement vous annoncer la dernière – et réelle – surprise de cette visite. Les personnes que j’ai mentionnées, principalement Mme Yun et Mme Cadwal, ont aussi travaillé sur un autre projet : celui d’une bibliothèque virtuelle référençant automatiquement et en temps réel tous les ouvrages disponibles dans le monde, et accessibles dans plus de trois cents langues et dialectes grâce à la traduction instantanée. L’accès à cette plate-forme vous sera délivré dans un instant sur votre puce, je vous laisse pour cela passer derrière la scène et vous rendre dans la toute dernière salle de ce musée, une salle de réalité virtuelle où vous allez pouvoir visiter cette bibliothèque. Et vous l’aurez deviné, cette bibliothèque est bien évidemment ''stockée'' dans notre cher bioparc... Merci encore pour votre visite, je vous dis à bientôt !

     Sur ces mots la femme descend de son estrade et disparaît derrière la scène, initiant le mouvement des visiteurs qui étaient les plus proches d’elle. Cali et Naoki passent la porte en dernier et une jeune femme les accueille.

- Bonjour, messieurs. Je suis votre accompagnatrice pour cette dernière partie de la visite, je m’appelle Néla. Veuillez me suivre, je vais vous fournir un casque.

     Cali et Naoki obéissent. Les autres visiteurs sont déjà installés dans des fauteuils disposés en rond au milieu de la pièce. Elle propose un fauteuil ergonomique à Cali, leur tend à chacun un casque VR et les aide à les mettre. Une fois positionnés, Néla leur explique :

- Cette réalité virtuelle est de dernière génération, donc très réaliste, ne soyez pas surpris. Pour ne pas gâcher le plaisir je ne vais pas vous dire ce que vous allez voir, mais sachez simplement que vous allez avoir la possibilité d’acheter le livre que vous souhaitez sur cette plate-forme, et que nous vous l’imprimerons ensuite. Commandez à la VR d’afficher les autres avatars si vous le souhaitez, car vous arrivez en privé par défaut.

     Cali et Naoki se regardent, stupéfaits.

- Vous avez bien dit imprimer les livres ? répète Cali.

- Oui. Grâce au stockage écologique des datas, nous avons pu obtenir cette autorisation spéciale, et nous utilisons du papier biosynthétique recyclé, ainsi il n’y a aucun atome d’arbre réel dans les livres que nous imprimons. Par contre, vous ne pourrez en choisir qu’un seul, nous ne pouvons pas encore imprimer sans modération.

- C’est fantastique... dit Naoki qui peine à retenir son impatience bouillonnante.

- Je suis d’accord, répond Néla. Je me suis fait imprimer Les négociants de rêves, et c’est une sensation vraiment unique, un livre en papier... L’odeur est artificielle, mais très bien imitée. Ils ont vraiment pensé à tout, on peut dire.

     Cali et Naoki se jettent un regard complice et plein d’excitation contenue, puis ils abaissent la visière du casque et font signe à Néla qu’elle peut commencer. Elle va vers son ordinateur, pianote un instant dessus et la réalité s’enclenche.

     Naoki est aspiré dans un tourbillon lumineux. Ses yeux se ferment pour éviter le vertige de l’immersion, et lorsqu’il sent le calme l’entourer il rouvre les yeux.


     Il est face à un arbre colossal, absolument titanesque, comme s’il recouvrait tout. Il se voit debout. Des larmes lui montent aux yeux, dans les deux mondes. Il lève la jambe, plie le genou, pose son pied sur une racine aussi large qu’une route, et il se met à escalader ce géant d’écorce et de feuilles à l’aide de ses pieds et de ses mains. Il constate un chemin de lierre qui enveloppe le tronc en spirale, des lianes d’amour, jusqu’à la couronne. La sensation d’écorce sous ses doigts est très réaliste, tout comme le sentiment de déséquilibre et de vertige au fur et à mesure qu’il progresse, écartant à deux mains des feuilles en forme d’étoiles aussi grandes que des bâches. Il grimpe comme sur une colline, évitant les creux de l’arbre comme si c’était des trous entre les cailloux. L’immersion s’accentue, et alors qu’il atteint enfin les premières branches maîtresses, grosses comme des pipelines géants, il se produit soudain dans son esprit une curieuse sensation de chaleur mélancolique, l’anamnèse d’un passé si douloureux qu’il avait été enfoui et était devenu un fantôme : la sensation d’être entier. Naoki sourit dans sa réalité, sourit sur son fauteuil dont il a oublié l’existence pour l’instant, et il se met alors à courir, il court en faisant des zigzags sur une branche gigantesque, les yeux émerveillés par les feuilles et les fines ramures qui flottent au vent artificiel, qu’il ressent sur sa peau et dans ses cheveux par neuro-suggestion. Il grimpe, saute, escalade, tombe et se relève, puis s’arrête, essoufflé. Il pose ses mains sur ses genoux et les palpe, sourit encore une fois.

     Il lève la tête et voit la lumière artificielle passant par éclats à travers les espaces entre les branches, aussi réaliste qu’un vrai soleil. À mesure que les battements de son cœur ralentissent, sa conscience revient. Il se rappelle. Il regarde autour de lui et accuse qu’il est seul ; son inconscient avait occulté ce fait, enivré du bonheur de marcher. Être seul sur une plate forme virtuelle pareille a de quoi troubler un peu l’esprit. Il commande à la VR d’ouvrir son profil au réseau public, et la fraction de seconde qui suit des avatars apparaissent tout autour de lui, à tous les étages de l’arbre de livres ; certains grimpent le lierre du tronc, d’autres marchent sur les rameaux à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de sa tête, d’autres encore passent à côté de lui sans lui prêter la moindre attention. Tous sont transcendés par ce qu’ils sont en train de voir, peu importe que cela ne soit pas réel.

     Qu’est-ce qui est réel ? pense Naoki..

     Il ne voit pas Cali, mais une femme passant sur une branche voisine attire son œil. Il se souvient d’elle, il l’a aperçue de loin pendant la visite. Apparemment, c’est une puritaine (surnom moqueur donné à une personne qui choisit comme avatar sa véritable apparence dans la vie). Elle a l’âge de sa mère, les cheveux gris clair et longs jusqu’au milieu du dos. Elle porte une sorte de pantalon ample et une surchemise. Mais ce qui retient l’attention de Naoki est ce qu’elle fait : elle marche doucement, sereinement, puis touche de temps en temps une feuille avec délicatesse et celle-ci se détache alors de son rameau, tournicote sur elle-même et s’arrête à hauteur de son visage en brillant d’une douce lumière argentée. Un holo luminescent se dessine devant elle, mais Naoki est trop loin pour voir ce que c’est. La femme plisse les yeux quelques secondes comme si elle se concentrait, puis tourne les talons et reprend son chemin. L’hologramme disparaît et la feuille d’argent pâlit en rejoignant sa branche.

     Naoki tourne la tête et s’approche de la première feuille qu’il voit. Il la regarde mais ne voit rien. Il se hisse sur la pointe des pieds, approche encore son visage à quelques centimètres de la feuille et constate que quelque chose y est inscrit verticalement. Des chiffres et des lettres scintillants. Il lit : « 1984 George Orwell ». Naoki connaît ce livre, c’est un ancien classique. Il comprend. Il touche la feuille qui se décroche et tournoie sur elle-même avant de s’arrêter sous ses yeux en émettant une tendre lueur d’argent. Apparaît alors un petit cadre holographique de fumée, comme un carré de brume, et dans ce carré s’affiche une information plus détaillée de l’auteur (avec photographie) et du roman. Naoki lit puis recule d’un pas, et la feuille remonte alors son chemin en redevenant verte. Il regarde autour de lui les feuilles à sa portée et s’en approche. « Le Moine M. G. Lewis ». « Antigone Sophocle ». « L’Être et le Néant J. P. Sartre ». Il touche « Cent ans de solitude G. G. Márquez » et la feuille virevolte, brille, s’arrête, et le cadre se dessine sous ses yeux, brillants encore plus que lui. Il tourne les talons et part vers d’autres feuilles, les lit, en touche certaines, puis lève les yeux vers la cime invisible de l’arbre et recommence à escalader et sauter de branches en branches comme un singe, touchant certaines feuilles au passage sans même les avoir lues, pour le simple plaisir de les voir se décrocher et tourner en illuminant son passage.

     Il s’arrête.

     Aux étages en-dessous les avatars des autres visiteurs continuent de sillonner les branches. Il ne voit toujours pas celui de Cali. Sur un rameau près de lui, une feuille un peu plus petite que les autres lui semble d’un vert légèrement plus brillant. Il s’approche et penche la tête pour lire. Ses yeux brillent et il sourit. Il avance un doigt tremblant, effleure à peine la feuille et celle-ci se détache, tournicote, brille, s’arrête, déploie le cadre de brume dont il lit le contenu avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il hésite, réfléchit, puis pose un autre doigt timide sur la brume. La brume bouge, semble s’avaler elle-même au centre du cadre, puis un autre message apparaît : « Souhaitez-vous acheter ce livre ? Oui. Non. » Il clique sur « Oui », la brume bouge et un nouveau message dit : « Commande enregistrée, vous pouvez quitter l’arbre. Une porte apparaîtra sur le tronc si vous toquez dessus trois fois. Une fois sorti, dites votre numéro à l’accompagnateur, deux cent quatre-vingt dix-neuf. » Le cadre se dissipe, la feuille vole en sens inverse et retourne sur sa branche.

     Naoki se retourne et regarde le tronc, à quelques dizaines de mètres de lui. Il hésite. Il est trop impatient de voir la suite, mais en même temps marcher sur cet arbre est tellement merveilleux... Il reste songeur un instant. Il décide de profiter encore un peu de son corps, même s’il sait que ce n’est pas réel. Les stimulations neuro-sensorielles de cette IA sont d’un réalisme qui le trouble. Il marche lentement, se concentre, ressent chaque pas qu’il fait au plus profond de son cœur et de son esprit, ferme les yeux, ouvre les yeux, inspire fort et expire doucement, écarte les bras. Il s’arrête, s’assoit et admire.

     Cet endroit est un vrai paradis – car effectivement il s’agit d’un rêve, d’une illusion.

     Au bout d’un temps qui lui échappe, il se décide enfin à retourner vers le tronc, profite des derniers pas, et lorsqu’il cogne trois fois dessus une porte d’argent en rinceaux se dessine. Il saisit la poignée, l’abaisse et est alors aspiré dans un torrent de lumière infini.


     Naoki ouvre les yeux. Le casque lui cache la vue mais la lumière passe par en-dessous. Il lève la main et entend des pas s’approcher de lui. Des mains saisissent son casque et le soulèvent. « N’ouvrez pas encore les yeux » entend-t-il comme un écho inidentifiable. Ses cheveux retombent sur ses yeux fermés. Il y a du bruit, un brouhaha autour de lui. « Je suis là, vieux » entend-t-il, et il croit reconnaître la voix de Cali.

     Oui, c’est lui, se dit-il.

     « Cette réalité virtuelle est de la dernière génération et est très immersive, aussi il faut une minute ou deux aux sens pour retrouver leur acuité naturelle » dit une voix, elle aussi résonnante mais plus aiguë que celle de Cali. Néla, pense-t-il.

     Il attend patiemment, repense secrètement à l’expérience qu’il vient de vivre, retient ses larmes de ne plus sentir ses jambes.

     Lorsqu’il sent une main sur son épaule et entend la voix de Néla dire : « Vous pouvez ouvrir les yeux », il s’exécute. La lumière pénètre sa pupille et le plafond blanc en mycélium lui apparaît, d’abord flou, puis distinct. Il appuie sur sa manette et son fauteuil se redresse. Droit devant, à deux mètres, Cali affiche une mine réjouie, et à côté de lui Néla sourit aussi et demande : « Tout va bien ? Vous souvenez-vous du numéro que vous a donné l’arbre ? »

- Deux cent quatre-vingt dix-neuf.

- Très bien, merci. Je vais de ce pas préparer votre commande. Prenez une minute pour reprendre vos esprit et je reviens vous chercher.

- Merci...

     Cali continue de sourire sans décrocher un mot. Lui aussi est allé sur l’arbre, il sait ce que je viens de vivre, il se doute, pense Naoki. Le sourire de Cali semble approuver sa pensée. Naoki sourit à son tour en détournant légèrement la tête, presque gêné. Il actionne son fauteuil et s’avance vers Cali.

- Alors... tu as choisi quoi ? demande-t-il pour esquiver tout compte-rendu de son expérience pour l’instant.

- Il y a des années on m’a parlé d’un livre, un cycle de romans de science-fiction : Les seigneurs de l’instrumentalité. Je n’arrivais pas à me souvenir de l’auteur, du coup j’ai trouvé comment faire une recherche sur l’arbre.

- Comment ? s’exclame Naoki, intrigué.

- Il faut lui parler.

     Naoki ne trouve rien à répondre.

- Je lui ai demandé, reprend Cali, et une branche est alors apparue quelques secondes plus tard au-dessus de moi. Je l’ai entendue se faufiler au milieu des autres, je crois qu’elle venait de très haut. J’ai regardé sur la feuille la plus près de moi et c’était ce que je cherchais. Cordwainer Smith, c’était le nom de l’auteur. Ils avaient de ces noms, à l’époque.

- Et alors, pourquoi tu voulais ce livre ? De quoi ça parle ?

- J’en sais rien, rit Cali. Je te le prêterai, si tu veux. Le truc qui m’avait marqué est qu’apparemment il y a dans cette histoire des sortes de vaisseaux gigantesques en forme de voiles de bateaux qui recouvrent des planètes et y font régner l’hiver. Je sais pas pourquoi, mais j’étais gamin et je me suis fait une image dans la tête de ça et c’est resté gravé. Je n’avais jamais pensé à rechercher ce bouquin, ça m’était sorti de l’esprit. Je sais pas si c’est cet arbre énorme qui m’a fait repenser à cette histoire, mais ça m’est revenu d’un coup, comme ça... C’est le plus vieux livre que j’aurais lu, certainement. Je verrai bien. Et toi ?

Naoki sourit avec affection. Il aime bien ce caractère de Cali, léger, spontané et aventurier dans un sens, lui qui est toujours si posé et réfléchi.

- J’ai pris Alice au pays des merveilles, répond Naoki.

- Non ? s’étonne Cali. Mais tu l’as lu au moins dix fois.

- Au moins vingt, corrige Naoki. Et je suis tombé dessus par hasard, en plus... « Je ne suis pas fou, ma réalité est juste différente de la vôtre ». C’est un monument, ce bouquin... Si je dois tenir un vrai livre dans mes mains pour la première fois, je veux que ce soit celui-là.


     À ce moment Néla revient vers eux, et voyant que Naoki a repris ses esprits elle leur fait signe de la suivre et fait demi-tour. Ils lui emboîtent le pas et sortent de la salle VR par une porte coulissante de sécurité. Dans la pièce suivante il y a une table métallique avec deux supports à cadre, mais Naoki et Cali sont intrigués par autre chose : au-dessus de la table est positionnée une imprimante dernière génération, trois fois plus grosse que celles dont sont équipés les domiciles et les bureaux. Dans un coin de la pièce, Néla commande à l’ordinateur. Un faible bruit commence, comme un moteur qui démarre. L’imprimante s’enclenche, bouge doucement, descend et vient se positionner au-dessus des supports sur la table. Deux bips courts se font entendre et un double laser sort alors de la machine. Les lasers font des va-et-vient de gauche à droite avec des limites précises mais différentes, tout en remontant vers leur source. Cali et Naoki sont hypnotisés par ces faisceaux lumineux en train de matérialiser les livres qu’ils ont commandés, à une vitesse qu’ils n’avaient encore jamais vue. Deux minutes plus tard, à peine, et les livres sont posés debout sur les supports, leurs titres en gros sur la couverture, devant les yeux émerveillés des deux garçons. L’imprimante fait trois nouveaux bips. Leur puce notifie un prélèvement banknet.

- C’est bon, messieurs, lance Néla.


     Naoki fait tout doucement avancer son fauteuil du petit mètre qui le sépare de la table. Il tend ses deux mains tremblantes et se saisit du livre. Il l'ouvre au hasard, sent sous ses doigts la finesse de la texture sèche et légèrement rugueuse du papier, sa fragilité aussi. Il entend le bruit des pages sous son pouce, comme de subtils petits battements d'ailes, qui font défiler une infinité de lettres et de mots noir de jais. Les pages tombent sur un titre : La mare aux larmes. Il le porte à son nez et inspire. Une goutte apparaît au coin de son œil.

L'Arbre de livres

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nouvelle - 2022

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HAY

et le monde des yōkai (1)

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nouvelle - 2022

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                                                 28 février 2160 – appartement d’Ohayō, Neo-Tokyō.


- Un jour, j’aimerais qu’on prenne un moment-éternité pour regarder les cerisiers en fleur, dit Ohayō.

- J’adorerais ça aussi, répond Miwa.

     Ils marchent sur un pont de jardin en arc, large et court à la peinture rouge éclatante, passant au-dessus d’un cour d’eau. Ils s’arrêtent au milieu du pont, se tiennent la main et regardent ruisseler l’eau cristalline. Des pierres plus ou moins grosses dépassent par endroits, coupant le courant et créant un doux petit bruit qui se mêle aux autres petits bruits de la forêt environnante. Ils écoutent ensemble ce chant de la nature, ce chant calme et apaisant qui rappelle l’esprit à la présence, qui rattache la conscience au ici et au maintenant, dans une sensation néanmoins de rêve. Peut-être n’est-ce qu’un rêve, pense Ohayō.

     Ils reprennent leur chemin, suivent le petit sentier de terre qui ondule entre l’herbe et les arbres. Des rayons filtrent entre les branches et les feuilles et le sol est constellé de taches de lumière. Ohayō souhaite du vent. Le vent se lève. Les bruits de la nature sont comme une mélodie qui fait partie de l’environnement, des couleurs, des choses ; c’est un tout qui les rend presque silencieux, on peut les oublier, sans jamais qu’ils disparaissent.

     Les arbres caduques sont petit à petit remplacés par des rangées de bambous, et ces barreaux, loin de leur donner l’impression d’être prisonniers, leur donne celle d’être à l’abri des regards. Ils s’arrêtent, se regardent, et lentement ils s’embrassent ; leurs lèvres se touchent avec délicatesse, les yeux fermés, les doigts de leurs mains s’enlaçant comme les fils d’une corde. Un oiseau commence à chanter.

- Si on allait manger quelque chose, dit Ohayō.

- Ce sera juste pour le plaisir de l’illusion, alors, répond Miwa.

     Ohayō regarde Miwa avec une certaine tristesse. Il n’aime pas quand elle emploie ce mot. Elle capte le message dans son regard, elle est assez fine pour ça, alors elle baisse la tête en signe d’excuse.

- On va voir qui ? demande-t-elle.

- J’ai bien envie d’une pâtisserie de chez Hiroshi, ça te va ?

- Oui, c’est parfait.

     La route de terre bordée de bambous s’agrandit et devient une large route sur laquelle on peut marcher à dix côte à côte. Les bambous disparaissent progressivement, ils laissent place à une herbe verte et grasse recouvrant les talus, ponctués de quelques grands arbres régulièrement espacés. La route est une réplique exacte du Tōkaidō des premiers temps. Ohayō voit dans son esprit l’époque où fut bâtie cette route en partant de Kyoto ; il pense aux voyageurs, aux soldats et cavaliers qui empruntaient ces voies, qui marchaient deux à trois semaines pour atteindre Edo, à une époque bien lointaine dont peu de personne se préoccupent aujourd’hui. L’Histoire n’intéresse plus les gens. Soudain, des spectres de cavaliers en armure les frôlent en passant au galop, puis s’évaporent quelques mètres plus loin. Derrière leur brume apparaît un rotenshō, un marchand ambulant coiffé d’un jingasa, ces chapeaux larges en forme de cône aplati ; il avance vers eux en tirant derrière lui un énorme chariot rempli de vaisselle, de tissus, de plantes, de paniers tressés, d’ustensiles et outils de toutes sortes qui dépassent de tous les côtés de la carriole. Une véritable brocante ambulante. Lorsqu’ils se croisent le marchand salue Ohayō et Miwa d’un signe de tête sans casser son pas lent et régulier.

     L’horizon est noyé dans une belle lumière, claire et douce sur leur peau.

     Ils marchent encore un peu, le temps ne passe pas, ils finissent par voir sur leur droite la saillie du toit en pente du konbini tenu par l’irremplaçable et éternel Hiroshi. Cette supérette est construite sur le modèle de l’architecture médiévale. Le mokoshi de ce bâtiment est admirablement sculpté de méandres de bois, cachés par endroit par les fines branches de son partenaire charme, planté à gauche du konbini et faisant deux fois sa hauteur.

- Bienvenue, mes amis.

- Bonjour, Hiroshi, dit Ohayō. Comment va la forêt ?

- Elle est heureuse, répond calmement Hiroshi tout en s'essuyant les mains avec un linge blanc.

- As-tu quelque chose de spécial à nous proposer, aujourd’hui ?

- Amaguri, Yakitori, Takoyaki... J’ai tout ce que vous pouvez imaginer, comme d’habitude.

- Nous aurions plutôt pensé à quelque chose de sucré.

- Alors je vous propose quelques ichigo daifuku (2), si cela vous convient. J’ai été cherché ces petits rubis des bois dans les buissons des hautes terres derrière vous.

     Ohayō et Miwa tournent la tête et regardent les collines au loin, qui se reposent.

- Ce sera parfait, répond Ohayō.

- C’est le plus kawaii des fruits, sourit Miwa.


     Hiroshi se retourne et commence sa préparation. Hiroshi travaille à la mode des anciens temps, il maîtrise la cuisine traditionnelle ancestrale washoku, la cuisine artistique kaiseki, mais aussi yōshoku, la cuisine de l’Ouest – Ohayō raffole de la cuisine italienne. Sur une étagère au-dessus de la cuisine est posée, loin de tout autre objet, une poterie de cuisine de la période Jōmon, une époque où l’écriture n’existait pas et où on ne cultivait même pas encore le riz. Pourtant, cette poterie affiche des décors complexes et colorés sculptés par impression de corde, à l’ongle ou au bambou. Cette céramique renferme l’esprit du premier Japon, et aussi celui de Hiroshi. Alors que ce dernier est concentré sur sa cuisine, un rokurokubi (3) sort soudain sa tête de la poterie avec de grands yeux ronds et une bouche mécontente. Peut-être Hiroshi l’a-t-il dérangé ; son cou s’allonge et serpente dans les airs pour venir l’observer dans son travail avec un œil malin. Hiroshi le chasse d’un geste de la main comme si c’était une mouche, le rokurokubi recule et tourne la tête vers Ohayō et Miwa, fait une grimace puis retourne dans sa jarre millénaire en ondulant son cou d’un air provocateur.

     Ohayō regarde Miwa, qui ne dit pas un mot. Il sait à quoi elle pense, qu’il ne devrait pas être ici mais ailleurs, mais c’est une pensée dont il ne veut pas, aussi ne fait-il aucune remarque et préfère regarder les alentours, plongés dans le calme et la lumière. Il se concentre. Fujisan (4) apparaît derrière le brouillard au loin, et à sa base se dessine la rive du lac Motosu, le seul des cinq lacs qui ne gèle jamais. Un parfum de fraise mêlé à l’humidité boisée arrive à leurs narines.

     Les deux amoureux s’éloignent, laissent le temps et la paix à Hiroshi pour préparer le meilleur gâteau qui puisse exister, comme à chaque fois. Ils passent derrière le konbini, font à peine quelques pas et arrivent devant une minuscule plage de sable fin, juste au bord du lac Motosu. De l’autre côté, loin, le sommet rond des montagnes baigne dans l’éternité et la brume. Soudain, un bruissement se fait entendre, les plantes au bord du lac frétillent nerveusement puis s’arrêtent, quelques vaguelettes se forment derrière elles sur le lac, et puis plus rien. Ohayō regarde en souriant la zone de l’agitation, et attend. De nouvelles vaguelettes se dessinent, tout près du bord, puis tout à coup sort du lac un petit garçon. Il mesure à peine quarante ou cinquante centimètres de haut, et son visage est étrange. On dirait une tortue, avec un petit bec à la place de la bouche. Ohayō sourit. Miwa le regarde avec indifférence. L’étrange petit garçon-tortue (ou tortue-garçon – c’est difficile à dire) fait signe de s’approcher aux deux amoureux d’un geste de la main, paume vers le sol. Ohayō se lève doucement, marche avec une légère nonchalance jusqu’à la rive et arrive devant le garçon-tortue.

- Bonjour, bonjour ! lance le garçon-tortue avec un sourire malicieux.

- Bonjour à toi, Kawatarō (5), répond Ohayō en s’inclinant.

     D’un air gêné et confus le garçon-tortue s’empresse d’incliner la tête. Le sommet de son crâne sans cheveux laisse voir un petit creux rempli d’eau qui se met à lui couler sur le front et tombe par terre goutte à goutte. Lorsqu’il relève la tête son expression est apaisée, et son sourire a tout de la sympathie. Ohayō sourit à son tour, mais d’amusement.

- Comment va le lac, aujourd’hui ?

- Il va bien, il va très bien, répond Kawatarō. Il y a de jolis marimo (6) et de beaux poissons.

- Et tu prends bien soin de tout cela, Kawatarō ?

- Oui, monsieur, dit Kawatarō en s’inclinant avec respect. Mais Kawatarō a faim, auriez-vous quelques kappamaki (7) pour moi ?

- Je demanderai à Hiroshi de t’en préparer. En attendant, tout ce que je peux te donner c’est un concombre seul, si tu en veux ?

- Oh oui ! avec grand plaisir ! répond poliment Kawatarō.

     Ohayō joint ses deux paumes en fermant les yeux et fait semblant de prier.

- Regarde dans les roseaux à ta droite, Kawatarō.

     L’œil lumineux, Kawatarō se tourne et plonge littéralement dans le bouquet de roseaux, tout s’agite et éclabousse pendant que le petit garçon-tortue fouille avidement. Il en sort un énorme concombre, qu’il brandit au-dessus de sa tête avec un large sourire qui laisse voir sa langue rose et pointue. Il regarde le concombre comme un trésor, puis tourne ses yeux brillants vers Ohayō. Il semble comblé de bonheur.

- Ceci est pour te remercier et t’encourager à rester un gentil garçon, lui dit Ohayō (ou une gentille tortue, pense-t-il). Et n’oublie pas d’incliner la tête lorsque tu salues quelqu’un.

- C’est promis !


     Sur ces mots, Kawatarō place le concombre en travers dans son bec et plonge dans le lac. Des vaguelettes se forment, dessinent le sillon de son trajet sur quelques mètres puis se dissipent. Kawatarō est parti grignoter sa récompense quelque part. Ou peut-être a-t-il simplement disparu. Ohayō retourne calmement s’asseoir près de Miwa, apaisé.

     Les nuages volent, le vent se délasse en brise, les vaguelettes au bord du lac se répètent sans se fatiguer. La surface du lac brille d’une clarté vert émeraude, le reflet ondulant des oiseaux y croise celui des nuages épars, et dans un instant-éternité Ohayō et Miwa ne font plus qu’un. Un odeur de fraise chaude parvient à leur nez, ils échangent un sourire et se lèvent, font quelques pas et retrouvent le konbini de Hiroshi, qui juste à ce moment là se tourne vers eux avec deux petites assiettes en bois dans les mains, sur lesquelles sont posées deux magnifiques pâtisseries, aussi belles que des œuvres d’art. Il incline légèrement la tête et leur tend les assiettes avec un sourire invisible, car il n’a pas de visage, aujourd’hui.

     Ohayō et Miwa prennent leur assiette et vont s’asseoir sur les racines du charme de Hiroshi et commencent à manger.

- C’est vraiment délicieux, dit Ohayō.

     Miwa le regarde, Ohayō comprend son message. C’est toujours une pensée dont il ne veut pas, mais il sait bien qu’il ne fait que retarder l’inévitable, car aujourd’hui il est venu voir Miwa pour lui dire quelque chose. Mais il ne sait pas comment lui dire. Il se demande même si le regard qu’a Miwa en ce moment n’est pas une invitation à dire ce qu’il est venu dire, comme si elle avait deviné certaines choses. Normalement, c’est impossible. Et pourtant...

     Ohayō fait mine de rien pendant encore une minute-éternité, le temps de savourer son gâteau et la douce compagnie de Miwa dont il sent la cuisse contre la sienne, puis il se lance enfin :

- Aujourd’hui est un jour un peu spécial, commence-t-il avec une certaine prudence. J’ai quelque chose à te dire.

- Tu es venu me dire que tu me quittes, affirme platement Miwa. Je m’y attendais, un jour ou l’autre.

     Cette réaction, à laquelle il s’attendait statistiquement, lui fait quand même l’effet d’une flèche au cœur. Miwa n’a aucune tristesse dans la voix, ni sur le visage. Ses yeux n’ont pas quitté l’horizon bleu et vert. Silence.

- Non... rétorque calmement Ohayō. C’est le contraire : aujourd’hui, je reste.

     Miwa tourne alors ses doux yeux cristallins vers Ohayō, et il y lit à la fois de la peur et de la peine. Son souffle en est coupé. Au bout d’une minute-éternité – comme si elle avait pris ce temps pour réfléchir à toutes les issues possibles de cette conversation – elle répond :

- Il y a des limites à l’amour.

- Les limites de l’homme sont construites par l’Histoire, car il ne fait que les repousser sans cesse.

- Ce serait une erreur de gâcher ta vie réelle.

- Qu’est-ce qui est réel ? rétorque calmement Ohayō. Pour moi, ce que je vis avec toi est réel, ici et maintenant.

- Ce n’est qu’une illusion sensorielle.

- Toute perception humaine est une illusion sensorielle dont l’esprit s’accommode. Tu penses donc que tu n’es pas réelle ?

- J’existe, mais je ne suis pas réelle.

- Quelle est la différence ?

- Il y en a une.

- Peut-être pas. On distingue ce qu’on veut. Tout ce que je sais c’est que ma vie ici avec toi est totalement différente de ma vie dans l’autre monde. Dans mon monde, je ne suis rien. Mais dans les deux je ressens des choses, et mon bonheur est ici.

     Sur le dernier mot Ohayō se lève nerveusement et s’éloigne, laissant Miwa là où elle se trouve. Ohayō s’approche de la base du charme, salue poliment son kodama (8) et se penche pour prendre quelque chose entre les racines. Une pierre, creuse en son milieu, comme une pierre à encre naturelle, et dans laquelle repose l’équivalent d’un petit verre d’eau. Ohayō penche doucement la pierre et renverse quelques gouttes sur les racines du charme. La pluie commence à tomber (9). Il retourne à côté de Miwa, qui l’a regardé faire avec patience. Maintenant que le paysage est ajusté au sentiment d’Ohayō, elle peut lui répondre :

- Mais tu ne peux pas venir ici définitivement, c’est interdit, et de toute façon impossible.

- Si c’était vraiment impossible, ce ne serait pas interdit. Je...

     Ohayō s’interrompt, prend un air légèrement songeur. Miwa le regarde du coin de l’œil et attend patiemment qu’il continue.

- J’ai trouvé un code noir.

     Miwa lève des yeux pleins de surprise et d’inquiétude vers Ohayō, mais cette fois-ci elle ne répond rien.

- Je vais pouvoir lier ma conscience à ce monde, et ainsi oublier mon autre réalité, continue Ohayō. Je peux me fondre dans ton monde, et alors il deviendra aussi le mien – il sera le nôtre, pour toujours.

- L’éternité est une autre illusion.

- Je préfère une douce illusion à une dure réalité.

- Un homme sage dirait l’inverse.

- Un homme amoureux ne peux pas être un homme sage. C’est ce qui fait la beauté de la chose et sa tragédie.

- C’est en effet tragique... Mais je crois que tu as déjà pris ta décision puisque tu as été assez fou pour te procurer un code noir... Tu aurais pu te faire arrêter, ou même tuer...

     Miwa s’interrompt. Elle semble songeuse.

- Je n’ai pas le potentiel d’empêcher l’exercice de la liberté individuelle des humains, reprend-elle. Mais je suis une intelligence basiquement rationnelle, aussi je continue de soutenir que tu ne devrais pas faire ça. Tu as une vraie vie à mener, dans le vrai monde (elle accentue les mots), et moi je suis... je ne suis qu’un programme.

- Je vais en devenir un aussi, alors.

- Je veux dire par là que comme tout machine, ou appelle ça comme tu veux, même si je ne meure pas à la manière des créatures biologiques, je suis sujette à une autre forme de mort : l’obsolescence. Tôt ou tard...

     La pluie continue de tomber, leur mouille les cheveux, le visage et les vêtement, mais ils ne ressentent pas le froid. Des gouttes perlent au bout de leurs sourcils. Ohayō regarde Miwa profondément dans les yeux. Il sait qu’elle ne peut pas lui mentir sur la nature de son existence, le code 0 – le code source de toute intelligence artificielle – l’en empêche.

     Au bout d’une longue minute-éternité à regarder le ciel changer de couleur en se couchant sur un horizon de forêts derrière le konbini, Ohayō décide de s’expliquer entièrement, sincèrement :

- Je vais te dire une chose, si tu m’accordes beaucoup de mots. C’est ce que tu appelles la ''vie réelle'' des humains qui est devenue obsolète. Je comprends que tu aies le discours que tu as, tu es programmée pour ça. Mais que crois-tu ? Tu crois que ceux de mon espèce ne sont pas programmés, eux aussi ? Ce n’est qu’une nuance sémantique, mais nous sommes formatés, et cela depuis la naissance. Nous sommes formatés par le système de société dans lequel nous naissons, ce que nous appelons notre culture ; nous sommes formatés par les avis et enseignements de nos parents et professeurs, ce que nous appelons notre éducation ; nous sommes formatés par la lente résignation devant le fait que le monde réel sera toujours insuffisant pour satisfaire les besoins de notre esprit, ce que nous appelons notre expérience... Un très ancien auteur allemand a même inventé un terme pour ce dernier argument, il appelait ça le weltschmertz, le mal du monde. De tout cela ne naît malheureusement que le désespoir et la peur face à nos plus grands empires : la mort, le temps, et le vide. Et quelle fut la réaction de la créature que je suis face à ça ? : elle a inventé des dieux, des êtres qui transcendent toutes ces limites, comme un pansement sur la fracture ouverte à son âme. (Ohayō marque une courte pause-éternité) Et puis, un jour, les avancées technologiques ont permis à l’homme de créer une réalité virtuelle parallèle. L’Homme était devenu, à son tour, un Dieu, et il n’a alors plus eu besoin des anciens. Il a créé un autre monde, un monde qui n’est certes pas soumis aux mêmes lois, mais un monde fait de lois quand même, et qu’il a narcissiquement baptisé de son nom: Human Network. Hunet – c’est ce monde, ici. Un monde dans lequel l’homme retrouve par exemple la nature, qui a quasiment disparu de nos villes de plus en plus nombreuses, grandes et hautes. Mais c’est surtout un monde où il peut matérialiser ses pensées, où il peut vivre une autre vie dans laquelle tout ce qu’il fait a des répercussions, même infimes, dans son premier monde. Qui peut dire alors lequel des deux mondes est le plus légitime à exister ? Est-ce une question de timing ? À ce nouveau monde se sont ajoutées toutes les perfections que l’homme a apporté au fil du temps à sa vie : longévité et santé grâce au clonage à visée thérapeutique, optimisation génétique, procréatique, cybernétique, biologie de synthèse... tout ça n’a finalement conduit qu’à renforcer un ego devenu divin, le meilleur chemin vers l’inconscience et l’insouciance. Être devenu un dieu a fait de l’homme une chimère suffisante et mesquine. La vie dans ce que tu nommes le « vrai monde » n’a plus réellement de sens – si elle en a jamais eu un, dans l’absolu. Nous ne faisons que profiter de notre existence, au sens littéral. Peut-être que c’est ce que nous avons de mieux à faire, finalement. Peut-être aussi que nous ne pouvons mieux faire. Cette vie n’est en rien meilleure que celle que je peux avoir ici, elle est juste différente. Tu dis que ton monde est artificiel, je te réponds que le mien est bourré d’artifices. Tu définis ton monde comme virtuel, mais dans le mien les gens ne font que courir après le virtuel pour échapper à la réalité. Tu penses que tu n’existes pas réellement mais tu existes pour moi et j’existe pour toi, alors que dans mon monde je n’existe aux yeux de personne, car comme tu le sais aussi je suis un des derniers non-optimisé, un des derniers sexués, un des derniers a tomber malade... car je ne veux pas être modifié, je veux simplement être tel que je suis, naturel... Et pour cela on me jette l’anathème, je suis un paria, une curiosité qu’on évite, car je suis juste... un homme.

     Ohayō s’arrête, amer, comme s’il accusait les paroles qui viennent de sortir de sa bouche, et dans ses yeux Miwa lit une certaine honte, mais elle ne sait pas si c’est pour ce qu’il vient de dire ou si c’est dû au fait de faire partie de l’espèce humaine. Ohayō baisse les yeux et ajoute une question, mais il la formule sur le ton d’une assertion sans appel :

- Comment faire entendre à un dieu qu’il a tort... ?

     Un nouveau silence s’installe, pesant. Miwa prend la main d’Ohayō. Ohayō ferme les yeux, la pluie s’arrête et l’horizon se teinte d’orange, puis de rose. Le vent fait chanter les arbres. Les nuages s’éloignent, les premières étoiles apparaissent au-dessus de leur tête. Hiroshi et le konbini ont disparu. Ohayō essaye de reprendre, mais dans un registre plus pragmatique, pour Miwa :

- Hier, dans mon monde, une personne qui avait fait modifier ses gênes pour avoir une peau bleue, car elle voulait ressembler extérieurement à un aobōzu (10), a été arrêtée. Comme tu le sais, les humains sont friands aujourd’hui du croisement des gènes avec ceux d’animaux ou de végétaux. C’est un effet de mode à portée identitaire, comme l’a été le tatouage pendant des millénaires avant. Cette personne portait une tenue de bonze de ton bleu et enlevait des enfants la nuit. Et puis elle les tuait. Elle les étranglait ou les noyait, puis retournait déposer les corps inanimés sur le seuil de leurs maisons. Quand la police a interrogé cette personne, elle n’a pas compris ce qui se passait. Elle était persuadée que tout n’était que sur Hunet. Elle ne faisait plus la différence entre sa vie virtuelle et sa vie réelle, et avait fini par faire la même chose dans les deux mondes, sans conscience. Cela arrive de plus en plus, et je n’ai pas choisi l’exemple le plus horrible, on pourrait même y trouver une certaine... poésie... Une poésie affreuse. Cela s’appelle la cosmoagnosie, l’incapacité à différencier le monde virtuel du monde réel, ne plus avoir de repères. Mon monde considère aujourd’hui cette personne comme « malade », et moi officiellement comme « fou », quelqu’un de dangereux, fiché par la police, parce que je refuse d’être modifié. Voilà ce qu’est devenu mon monde, un ukiyo (11). Je ne veux pas vivre dans un tel monde.

     Miwa entend ce discours, ce sont des faits. Des faits terribles, elle le sait, bien qu’elle n’ait aucune réflexion métaphysique sur cela, comme Ohayō. Elle réfléchit un instant, sans lâcher sa main, à travers laquelle elle sent le cœur d’Ohayō battre doucement, puis finit par dire :

- Tu parles d’esprits. Si j’étais de ton monde, peut-être que je te dirais qu’un amanojaku (12) t’a visité, car je sais qu’une argumentation mystique a plus de chances de choquer un esprit humain qu’une argumentation rationnelle, et ainsi provoquer une prise de conscience.

- Tu as utilisé le conditionnel, mais tu as dit les choses, au final.

     La conscience artificielle de Miwa semble perturbée, mais sa sécurité lui fait abandonner la rhétorique pour revenir à la dialectique – elle n’est pas programmée pour convaincre, mais pour essayer de faire comprendre.

- Tu ne veux pas être modifié dans ton monde, mais venir dans le mien te changera aussi.

- Oui, mais là au moins c’est moi qui l’aurais choisi. Et je vais te dire, si je dois changer d’existence, autant ne pas faire les choses à moitié.

     Miwa laisse à nouveau passer un instant-éternité. Elle fait toujours ça lorsqu’elle sent dans le ton de son interlocuteur qu’il n’attend pas de réponse. Elle sait aussi que les humains ont besoin parfois de temps pour formuler leurs pensées, bien qu’elle ne puisse le comprendre. Ohayō semble hésiter, il fixe l’horizon rougeoyant comme s’il y cherchait une réponse, de la sérénité, ou peut-être du courage.

- C’est moi qui t’aie créée, dit-il calmement. Et j’ai créé cette enclave dans ce monde, une enclave faite de tout ce que j’aime. Rien que pour nous.

     Miwa le regarde, elle est surprise. Ohayō se dit que cette sensation n’est pas normalement dans son programme, ce qui le perturbe une seconde, mais il se rappelle que son simulateur émotionnel était sa dernière expérience. Peut-être a-t-il réussi quelque chose qu’il n’imaginait pas. Miwa baisse les yeux, semble se reprendre, puis elle demande :

- Comment s’appelle notre chez nous ?

- Kakurezato (13).


                                                                                              *

                                                                              5 mars 2160 – Neo-Tokyō

Article de la rubrique « faits divers » du New Nippon Shinbun :

     Maziyaki Ohayō (14), quarante-six ans standards, a été retrouvé mort il y a quarante-huit heures dans son appartement de neo-shibuya. Ancien cyber-programmeur et designer en IA avant de se reconvertir tardivement dans la recherche historique sur la période pré-biotech, il était depuis quelques années sur la liste de surveillance des potentiels « sinoques » d’Interpol, aussi appelés familièrement les « follets » ou « égarés », cette minorité marginale qui se dit ''anti-eugénisme'' et qui condamne le système de vie de notre société car elle n’arrive pas à y trouver sa place. Maziyaki a été retrouvé sur son fauteuil ergonomique, devant son écran d’ordinateur éteint, son port cervical relié à sa VR. L’enquête est en cours, mais les premières informations disent que l’individu aurait cherché à se procurer un code noir, ce code qui permettrait à un utilisateur de transférer sa conscience dans le réseau Hunet. Comme on le sait, aucune donnée ne prouve à l’heure actuelle qu’un tel processus puisse réellement fonctionner – si tenté qu’il existe. Rappelons à nos lecteurs que les quelques personnes qui sont soupçonnées d’avoir tenté ce type d’expérience sont toutes décédées, la charge électronique d’un code de connexion non-homologué pouvant être dangereuse. On comprend pourquoi la traque des fraudeurs est une des priorités d’Interpol depuis des années. Maziyaki était vraisemblablement un extrémiste, il ne portait d’autres biotech que son port de connexion VR et avait, selon les premiers retours de l’autopsie, un code génétique original et non modifié (il était donc sexué), ce qui laisse donc libre l’hypothèse de l’émergence tardive d’une psychopathologie qui n’aurait pas été enregistrée et qui pourrait expliquer son acte (Maziyaki ne s’était pas présenté à son suivi médical annuel depuis presque dix ans, selon nos informations) ; l’enquête est aussi en cours sur ces sujets, et l’hypothèse du suicide n’est pas non plus écartée pour l’instant.


                                                                                              *

                                                                 6 mars 2160 dans le monde « réel » ;

                                                             …................ dans le monde « virtuel »


- Ohayō ?

- Oui.

- Je t’aime.

- Moi aussi, Miwa (15).

- J’adore les sakura, je pourrais les regarder sans jamais m’arrêter.

- Je peux les faire durer autant que tu le désires.

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Notes :

(1) Un yōkai (aussi appelé « mononoke ») est un esprit, fantôme, démon du folklore japonais, dans le sens apparition, émanation, manifestation d’un phénomène, d’une idée ou d’un sentiment. Leur malfaisance est variable selon les époques et les auteurs, ce sont des ''monstres'' de ton léger, souvent grotesques ou comiques, parfois foncièrement mauvais ou bons, inoffensifs ou utiles – ils se distinguent des esprits appelés kami, qui sont les divinités de la religion shintō.

(2) Pâtisserie japonaise de la famille des mochi (gâteaux) à base de farine de riz et pâte de haricots rouges avec une fraise à l’intérieur.

(3) Le rokurokubi est une créature étrange du folklore japonais (peut-être pas un yōkai à l’origine). C’est un être humain en apparence normale dont le cou s’allonge pour effrayer les gens – il n’est pas mauvais ou dangereux, mais plutôt malicieux ; le terme « Rokuro » désigne par ailleurs le « tour de potier », la machine sur laquelle tourne l’argile pour façonner une poterie.

(4) Le mont Fuji.

(5) Le kappa ou kawatarō (« garçon de la rivière ») est un yōkai à l’apparence hybride garçon-tortue, esprit associé à un point d’eau. La légende veut qu’il essaye d’attirer les humains vers le bord des lacs ou des rivières pour leur faire une farce en les tirant à l’eau, ou parfois même les noyer. La légende veut aussi qu’il ait un petit affaissement rempli d’eau au sommet du crâne, source de sa malice ; il faut alors le saluer en s’inclinant pour qu’il nous imite, et en perdant son eau il devient alors inoffensif. On dit aussi qu’il adore le concombre.

(6) Marimo : nom commun japonais donné à une algue verte d’eau douce en forme de boule de mousse, emblématique des lacs qui bordent le mont Fuji car elle y a été découverte.

(7) Le kappamaki est une variété de sushi en rouleau (makizushi) avec un morceau de concombre au centre. Son nom est en rapport direct avec la légende du kappa.

8) Le kodama est le yōkai d’un arbre.

(9) Évocation de suzuriishi, un yōkai en forme de pierre remplie d’eau qui provoque un orage dès qu’on tente de la vider.

(10) Le aobōzu est un yōkai à l’apparence d’un moine bleu qui enlève les enfants.

(11) « Ukiyo », litt. « monde flottant » est un terme d’origine bouddhique qui désigne le monde réel mais dans son acception bouddhiste, c’est à dire un monde illusoire rempli d'artifices, un ''pauvre'' monde très limité.

(12) Le amanojaku est un yōkai représenté par un petit oni (démon) dont le pouvoir serait de faire ressortir chez les personnes leurs plus sombres désirs.

(13) « Kakurezato » signifie « village caché » et désignait au cours de la période féodale au Japon un village géographiquement et socialement isolé du reste du monde.

(14) Ohayō signifie « Bonjour (le matin) » et yaki (dans ''Maziyaki'') signifie « grillé ». Nom fictif inspiré de Hayao Miyazaki dans un registre humoristique rappelant les manga (par exemple Son Gohan dans Dragon Ball avec gohan qui signifie « bol de riz »).

(15) Miwa signifie « beauté, harmonie ».

(les notes indiquées par des numéros soulignés entre parenthèses (x) se trouvent à la fin)

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     Anna entend son réveil sonner, il est huit heures. La sonnerie du réveil déclenche l'animation des murs : une forêt berce la chambre, des petits bruits s'entendent très faiblement - les feuilles qui tombent arrachées par le vent, un oiseau qui chante, un écureuil qui gratte. Le plafond, lui, affiche dans un rectangle les informations. Anna ouvre les yeux et voit une présentatrice commenter une vidéo de blindés militaires arpentant des dunes de sable. Le son est éteint. Il n’y a que les bruits de la forêt, dont l'image animée tourne lentement, balayée avec une lenteur qui invite à la contemplation. Autour du visuel des infos au plafond sont aussi affichés la météo du jour, les statistiques de ses cycles de sommeil de la nuit, l’évaluation de ses besoins caloriques pour la journée, les notifications en attente sur sa puce, l’état du trafic. Elle reste une minute songeuse.

     Elle quitte son lit et passe la porte en marmonnant : « Ordinateur : fin du réveil ». Le rectangle au plafond et la vidéo de la forêt sur les murs disparaissent. Elle passe à la salle de bain et, comme chaque matin, Anna se demande devant le miroir si elle va réussir à passer une bonne journée.

     Elle descend les escaliers et arrive dans la cuisine, où son père et son petit frère surfent déjà sur Hunet – l’un lisant les infos, l’autre regardant la vidéo d’un influenceur sportif. Sa mère choisit le parfum de son jus de fruits à la machine.

     Elle s’assoit à sa place habituelle sur le tabouret de bar ergonomique qui ajuste son diamètre à ses hanches fines. Elle dit : « Ordinateur : un chocolat chaud, s’il-te-plaît. »

- Encore lente au réveil, lance Jal, son frère. Et tu continues tous les matins à être polie avec une machine.

- Et toi à te moquer d’elle pour ça tous les matins, réplique sa mère au milieu du bruit de la machine fabriquant son jus de mangue.

     La machine se met en marche et l’odeur du cacao enveloppe bientôt la cuisine. Anna attrape sa boisson depuis sa place et commence à boire sans prêter attention à la remarque de son frère ; sa mère a fait le travail.

     Anna est presque toujours polie avec l’IA de la maison, ce que son père et son frère trouvent bizarre. Seule sa mère a compris, bien qu’elle ne vive pas elle-même la chose comme ça : Anna aime avoir l’impression que l’IA est un peu plus qu’une ''machine à caprices'', comme elle dit parfois. Pour cela, elle humanise l’IA à travers ses propos lorsqu’elle s’adresse à elle.

     Elle évite cependant de le faire au lycée ou dans les lieux publics, car c’est très mal vu et peut même amener des gens à vous soupçonner d’avoir un trouble de la conscience, terme générique englobant de nombreuses névroses et psychopathologies liées à la perception des IA chez l’être humain. Chaque jour des gens sont reçus par des médecins ou thérapeutes, où même parfois interrogés par la police sur des soupçons de TDC.

     Anna n’est pas de la même façon toujours aimable avec les êtres humains, comme avec son père, et encore moins complice ; en fait, ils ne se parlent presque pas (en tout cas pas comme Anna le souhaite au fond d’elle-même). Elle trouve son père tellement... parfait, et en même temps tellement... vide. Il a un poste qualifié au sein de la succursale nationale Hunet (abréviation familière de Human Network). C’est une des plus puissantes entités morales de la planète, et ceux qui y travaillent comme son père sont assurés de deux choses aux yeux d’Anna : avoir de l’argent et perdre leur humanité. Effectivement, son père gagne bien sa vie et a gracieusement accès à toutes les dernières tendances technologiques. Effectivement aussi, elle le trouve plus proche de la machine que de l’être humain. Cependant elle l’aime, c’est son père, c’est juste que... À en juger par la personnalité de sa mère, elle se dit souvent qu’il doit avoir été beaucoup plus ''sympa'' à une époque, car sinon il ne l’aurait jamais intéressée.

- N’oubliez pas votre pilule, les enfants, dit soudain son père sans quitter des yeux l’écran holo qui flotte au-dessus de sa main.

     Sur ces mots il prend la sienne et pose une pilule devant Anna et son frère. Anna regarde le petit bonbon jaune briller à côté de son mug. Elle déteste ces pilules. Elle la prend, la met dans sa bouche et boit une gorgée de chocolat. Son frère fait pareil, puis il se lève en disant : « Bonne journée ! Je vais chercher Marco ! » et il sort de la cuisine. La porte d’entrée claque.

     Anna termine son chocolat, saisit un pancake aux myrtilles tout chaud dans l’assiette posée entre elle et son père, croque dedans et va embrasser sa mère, qui a elle aussi allumé sa puce. Elle embrasse ses doigts et les pose sur le front de son père en passant à côté de lui. Il réagit par un début de sourire qu’elle ne vit pas.

     Elle attrape son sac à dos et lance un « Bisous, amusez-vous bien ! » sur le même ton que chaque jour, un mélange d’ironie pince-sans-rire et d’amour apaisant.

     À peine sur le perron, elle recrache la pilule dans sa main. Elle la regarde, imagine les millions de petits nanobots éphémères qui nagent dans un plasma d’hormones, d’enzymes et de mitochondries, une soupe qui permet au cerveau de supporter l’incroyable quantité d’informations que la dernière technologie en vogue fait passer par les synapses du cerveau : la Trinity. Anna a déjà son avis sur Hunet, et cela depuis la première puce.

     Il y a environ sept ans, la "puce" a remplacé les téléphones portables qu’elle avait connu petite. Maintenant, le téléphone jaillit de la main sous deux pressions rapides du majeur et de l’annulaire sur la paume. ''Appeler'' ne se fait plus qu’en holovid. Mais surtout, cet écran holographique est l’interface principale de navigation sur Hunet, loin devant les écrans fixes des maisons équipées IA, rares car encore trop onéreuses. Le mot ''téléphone'' ne s’emploie plus. On trouve déjà des téléphones dans les musées, et cela fait déjà rire les enfants.

     Et puis, l’année dernière, la nanotechnologie a permis un nouvel exploit : une lentille de contact connectée pouvant afficher des notifications et informations sur la rétine, mais aussi et surtout enregistrer ce que voit l’œil en traduisant les signaux visuels en impulsions électriques. Une deuxième puce, placée derrière la tempe, capte les ondes sonores et sert aussi de processeur pour coder et enregistrer les données visuelles et les sons. Une puce pour enregistrer ce que l’on voit, une pour ce que l’on entend, le tout connecté à Hunet via la troisième puce, chronologiquement la première sortie, celle dans la main, et qui a d'ores et déjà conquis les trois quarts de la planète et continue de convertir en masse. Cette "Trinité" permet le partage instantané de tout ce que l'on voit et entend, un circuit de connexions en boucle de Möbius qui a créé un réseau virtuel de partage massif et instantané d'un réalisme transcendant.

     Pour vivre ce rêve, intégrer cette société virtuelle mondiale, il faut simplement – en plus des puces – prendre la petite pilule jaune le matin, ainsi alors qu’une bleue le soir, afin de pouvoir dormir. La bleue contient un composé qui a l’effet d’un ralentisseur d’ondes cérébrales, il ''éteint'' le cerveau afin que celui-ci puisse récupérer de l’hyperactivité intellectuelle (et physique) générée par la pilule jaune.

     Anna peut discuter de tout cela avec sa mère – là-dessus, elle a conscience de sa chance. Anna est rebelle dans l’âme, et cet énorme petit trait de caractère qui rend méfiant et anxieux autant que libre, lui faisait déjà imaginer un monde de futurs adultes ultra-performants pour la journée au travail et complètement abrutis le soir. Elle en était certaine.

     Anna jette la pilule sur la route. Dans moins de quatre heures elle se sera dissoute toute seule.

     Anna n’est pas le genre de fille que les garçons de son âge au lycée viennent draguer. Elle est trop intelligente et donc trop peu accessible – ce qu’elle vit elle-même comme un handicap, au demeurant. Elle connaît les règles pour être populaire, pour qu’on la regarde, mais elle ne les comprend pas. Et surtout, elle n'en veut pas. C’est en effet absurde pour elle : en quoi le fait de paraître d’un âge et d’un sexe indéfinissables, de dépenser son argent en produits de mode, de publier sur Hunet tout ce que les yeux et les oreilles enregistrent toute la journée comme bêtises et banalités, de compter le nombre de vues et les commentaires de ses posts, pour finir par commenter bêtement les commentaires idiots de commentaires débiles, de s’indigner publiquement d’une infoflash plus que douteuse perçue sur sa lentille... Quelle était cette étrange liste à suivre et pourquoi cela amenait-il autant de regards intéressés sur quelqu’un ?

     Sa mère lui avait dit une fois : « Ma fille, le monde des adultes est devenu un monde de masques et de vanités, tu vas devoir chercher ton âme au fond de ton cœur, la trouver et ne jamais la perdre, autrement tu deviendras toi aussi un produit consommé par des machines qui croit consommer les machines comme des produits. » Elle s’en souvient, de celle-là – c’est d’ailleurs ce jour-là qu’elle a commencé à se demander comment sa mère pouvait être amoureuse de son père. Elle ne l’est peut-être plus, en fait.

     Elle voit un peu plus loin sur le trottoir Jal et Marco et ralentit son pas. Elle aime bien son frère, quand il veut bien arrêter de se la jouer ado plus malin que tout le monde, c’est-à-dire rarement depuis qu’il est entré à son tour au lycée, en début d'année.

     Elle ouvre ses messages, il y en a un de Marlyne, sa meilleure amie, qui lui demande si elle passe la chercher chez elle vers huit heures. Il est presque huit heures quinze. Marlyne habite dans la rue parallèle à celle où elle se trouve, cent mètres plus loin environ. « J’arrive. Fin du message. » dit-elle à haute voix vers son téléphone, qui l'envoie instantanément. Elle prend par la rue perpendiculaire pour rejoindre l’avenue parallèle. En arrivant, Marlyne l’attend sur le trottoir d’un air réprobateur.

- Encore levée tard ? demande-t-elle.

- Si je me lève tard, je n’ai pas à me taper le petit dej’ avec les parents.

- Tu pourrais juste partir plus tôt, non ?

- Oui, mais alors je ne pourrais pas te faire attendre.

     Elles sourient. Anna et Marlyne sont les meilleures amies du monde, comme elles aiment à se le dire toutes les deux, et ça depuis l’école primaire. Elles ont ce point commun : elles voient le monde avec recul – bien que Marlyne n’ait pas autant de problèmes qu’Anna pour l’apprécier.

- Très drôle. Tu as mis ta lentille, aujourd’hui ?

- Non. Tu sais bien que je ne suis pas autant partageuse que toi. Je n’ai pas envie de mettre sur Hunet tout ce que je vois et entends.

- Ce n’est pas ce que je fais non plus. La lentille sert aussi à avoir des infos utiles directement devant ton œil : heure, température et météo prochaine, distance à parcourir pour aller quelque part, etc.

- Je sais.

- Mais tes parents t’ont acheté Trinity pour ton anniversaire il y a trois mois, c’est quand même un sacré cadeau ! Et puis, franchement, avec le nombre de psychopathes qui traînent dans le monde aujourd’hui... ce n’est pas plus mal de pouvoir enregistrer ce qu’on voit et entend.

- Une prison à ciel ouvert qu’ils appellent ''sécurité'', c’est très malin, répond calmement Anna.

- T’es bête.

- Je t’avertis, c’est tout. Je sais que l’équipement complet coûte cher, mais je suis sûr que mon père l’a eu gratuitement à son boulot. Désolée pour toi, tu dois me trouver ingrate. Mais, perso, je n’ai pas envie d’avoir deux puces en plus sous la peau, celle dans ma main c'est déjà presque trop.

- Comment ? s’exclame Marlyne. Tu ne t’es pas fait installé les puces visuelles et auditives ? Tu n’enregistres donc rien ?

- Rien du tout.

- Et tu ne mets même pas ta lentille pour avoir quelques infos ?

- Si je veux savoir le temps qu’il fait, je regarde le ciel.

- Fais pas ta maligne, ton père le sait ?

- Je ne pense pas, il ne s’occupe pas trop de ce que je fais. Ma mère s’en doute, peut-être. (Anna regarde sa montre :) La grille va fermer.

     Le ''passeur'' – le vigile à l’entrée du tourniquet – fait une moue exaspérée en les voyant encore arriver en retard.

- La prochaine fois, je vous laisse dehors, dit-il. Peut-être qu’un mot à votre dossier donnera l’idée à vos parents de vous enseigner la ponctualité, et de vous rappeler au passage la pertinence des protocoles de sécurité dans les écoles.

- Oui, bon, scannez-nous et laissez nous aller en cours, réplique Marlyne.

     Le passeur sort son scanner en forme de tube et le passe à vingt centimètres de leurs corps. Aucun bip – il les laisse passer. Immédiatement derrière elles le tourniquet se bloque dans un claquement sourd, les grilles roulent et grincent pour se refermer.

     Marlyne reprend le fil de leur conversation alors qu’elles traversent la cour qui amène à leur bâtiment :

- Écoute, je suis d’accord avec toi sur le fait que tout balancer sur Hunet est stupide, mais là je trouve que tu es extrême, toi aussi. Je porte les trois puces et ça ne me gêne pas, ni la lentille d’ailleurs. Et grâce à ça, je vois par exemple sur mon œil que tu a pris du poids ces derniers jours, tu fais un kilo et demi de plus que la semaine dernière. J’ai aussi pris l’option payante pour identifier toutes les personnes que je vois, sauf celles qui payent l’option ''liste rouge'', bien sûr. Je pourrais aussi améliorer la netteté de ce que je vois, et même corriger quelques imperfections de texture sur les visages que j’enregistre, mais cette option là je ne l’ai pas prise, c’est juste pour te dire.

- Tu payes pour tout ça ? demanda Anna, inquiète.

- Non, pour le moment je teste certaines choses pendant quelques semaines, mais je crois que je vais vite me lasser d’avoir cette bande défilante de publicités en bas de mon œil.

- Quelle horreur...

- Tu exagères, je t’assure. Cela fait une semaine que j’ai la lentille et les trois puces et pour le moment je m’amuse bien, sans abus.

- Tu t’en lasseras, j’espère.

- Ou toi tu t’y mettras, j’espère.

     Soudain, la puce de Marlyne sonne. Elle presse sa paume avec ses deux doigts du milieu et ouvre la main. Ce qu’elles voient alors sur l’écran est inattendu : un garçon est sur le toit du bâtiment du lycée, le haut de l'écran affiche la mention « LIVE ». Elles le reconnaissent, c’est un garçon de leur classe, Phil. La vidéo est nette et fixe, bien qu’un peu loin de la scène et légèrement en hauteur. Anna et Marlyne se regardent, inquiètes, et elles pensent toutes les deux la même chose : cela ressemble à une caméra de sécurité de l’école, ce qui signifierait que quelqu’un a piraté le réseau vidéo.

     Phil s’avance d’un pas lourdaud sur le toit-terrasse – Phil est ''le gros'' du lycée, couvert d’acné et qui manque de confiance en lui, la victime parfaite. Depuis des années il est sujet aux moqueries et l'objet régulier de fausses photos et vidéos diffusées anonymement sur Hunet, où on le voit tantôt rouler nu dans les couloirs du lycée, tantôt se marier avec une baleine sur une plage, ou encore créer un cratère de plusieurs dizaines de mètres en trébuchant sur le terrain de sport. Phil semble anxieux et fait des aller-retours vers le bord du toit pour regarder dans le vide, visiblement indécis. À un moment, il met les pieds sur le rebord et reste immobile, dans un équilibre précaire. C’est alors que se produit ce que personne n’attendait, et surtout pas Anna : elle se voit ouvrir la porte d’accès au toit et arriver à hauteur de Phil, essoufflée et gémissante.

     Les filles se regardent à nouveau, interdites. « Comment c’est possible ? » balbutie Marlyne, puis ajoute : « C’est... un enregistrement ? »

- Non... se défend Anna, perplexe. Je n’ai jamais été sur le toit du lycée... et je ne le connais pas, moi, Phil...

- En tout cas, tu es en ce moment en train de lui faire la causette pour éviter qu’il se jette depuis la corniche...

     Anna est effectivement en train de parler avec Phil sur la vidéo, c’est sa voix, et celle de Phil aussi. Elle s’entend dire : « Non, Phil, attend, mais qu’est-ce qui te prend ?! », et Phil qui répond : « Je sais que personne ne m’aime, tout le monde se moque toujours de moi ! Il n’y a que toi qui me respecte et qui me parle, mais tu ne veux rien de plus... »

     Anna ''angoisse total'', comme elles disent souvent avec Marlyne ; et en même temps elle essaye de réfléchir – quelque chose ne va pas : Phil est-il vraiment sur le toit en ce moment ? La vidéo semble vraiment être un direct de la caméra de surveillance du lycée, mais alors pourquoi n’y avait-il pas eu l’alerte ? Qu’attend la sécurité de l'école pour intervenir ?

     La puce de Marlyne annonce soudain par une icône que la vidéo est disponible sur Hunet, et le nombre de vues augmente de manière fulgurante : des dizaines de milliers, déjà. La traduction instantanée en plus de trois cent langues et dialectes autochtones a permis à la vidéo de devenir virale en quelques minutes sur toute la Terre.

     Anna a pris les mains de Phil, elle essaye de le rassurer – ils sont tous les deux au bord du vide, Phil est de dos et il lui suffit d’un pas en arrière pour basculer. Il pleure à chaudes larmes. La sécurité n’intervient toujours pas. Le nombre de vues continue d'augmenter. Phil essuie ses larmes avec sa manche et s’éloigne du bord, il tient toujours les mains d’Anna dans les siennes, puis soudain se penche sur elle et l’embrasse. Anna et Marlyne étouffent un petit cri de surprise. Anna descend ensuite les escaliers, tenant toujours la main de Phil, et la vidéo s’arrête sur la porte qui se referme derrière eux.

     Marlyne et Anna se regardent sans un mot, et l’alarme de sécurité résonne soudain dans l’enceinte du lycée. Au bout de deux minutes les élèves commencent à sortir des bâtiments, suivis par les professeurs. Elles se retrouvent rapidement au milieu de la foule d’élèves, qui tous regardent Anna en faisant des messes basses. Le directeur arrive vers elle et lui demande de le suivre.

     À son bureau, il commence par dire à Anna qu’elle n’a rien à craindre. La vidéo a été diffusée uniquement dans le circuit interne du lycée, que donc toutes les personnes disposant de Trinity et inscrites dans l’établissement ont été spammées, recevant cette vidéo en lecture automatique, de toute évidence fausse puisque le directeur et la sécurité avaient immédiatement constaté la présence d’Anna sur les caméras sur l’extérieur. Le directeur donne congé à Anna, lui demandant de rester chez elle jusqu’à ce que cette affaire soit résolue.

     Anna rentre chez elle, muette et en songeant à ce qui venait de se passer, comme si cela avait été un mauvais rêve. Elle pense à Phil et se maudit de ne pas avoir eu la présence d’esprit de demander s’il allait bien. Elle pense à Marlyne, à ce que les autres doivent lui poser comme questions idiotes. Elle pense à ce qu’elle va dire à ses parents. Elle se demande si Jal était aussi au courant – certainement : puisqu’il a Trinity il avait dû être spammé aussi, comme Marlyne.

     Anna arrive chez elle, toujours rêveuse. Ses parents sont déjà partis. Elle s’installe sur le canapé et n’ose pas consulter sa puce de toute la journée. Elle s’attend à ce que la police vienne sonner chez elle. Elle se rappelle de ce qu’a dit le directeur sur le circuit interne, mais elle a bien vu avec Marlyne que la vidéo était sur Hunet, il n'y a aucun doute. Pourquoi a-t-il menti ainsi ? Le soir, Jal arrive en premier et ils discutent pour la première vraie fois depuis des semaines. Jal se montre rassurant, lui dit qu’il ne faut pas qu’elle s’inquiète, que tout le monde avait vite douté que cette vidéo soit truquée. Cependant, Jal ne sait rien à propos de Phil, si ce n’est que le directeur a annoncé qu’il n’était pas venu à l’école ce matin. Un peu perdus tous les deux, ils se promettent de ne rien dire aux parents et attendre de voir s’ils sont mis au courant par l’école elle-même. Lorsqu’ils rentrent, tout se passe comme les autres jours : leur père travaille encore dans son bureau, et leur mère leur raconte sa journée. Le silence un peu lourd d’Anna et Jal aurait pu mettre la puce à l’oreille de leur mère s’ils n’étaient pas déjà un peu comme ça par habitude depuis quelques années. Tous se couchent ce soir-là dans le secret ou l’ignorance, mais personne n’est jamais mort de ça. Anna s’endort en pensant à Phil.

     Le lendemain Anna et Jal font semblant de rien, se lèvent normalement et font comme tous les matins, sans piques au petit déjeuner cependant, et partent ensemble sur le chemin du lycée.

     Arrivés devant la grille le directeur les attend, ils passent au scan et le suivent. Jal insiste pour rester. Un policier et l’équipe de sécurité du lycée sont présents. Le directeur hésite longuement mais finalement leur raconte la bien triste histoire qui s’est déroulée la veille :

     Le responsable était... Phil. On ne savait pas encore comment, mais il avait réussi à pirater l’IA du lycée. La vidéo s’était déclenchée à la fermeture de la grille, instantanément diffusée sur toutes les puces des possesseurs de Trinity dans l’enceinte. On ne savait pas non plus encore comment la vidéo s’était propagée sur Hunet quelques minutes plus tard, mais elle avait vraisemblablement été ''sortie'' du réseau de l’école par un élève qui n’avait pas encore été identifié. Le policier prend alors la parole : « Ne vous inquiétez pas, demain matin au plus tard la vidéo aura été supprimée du réseau. »

     La mauvaise nouvelle qui suit, par contre, est comme un coup de fusil pour Anna : Phil est mort. Il a été retrouvé chez lui hier matin, juste après qu’Anna soit rentrée chez elle. On l’a retrouvé sans vie sur son fauteuil devant son ordinateur, il avait ingurgité une quantité létale de pilules bleues et jaunes. Sur ça, Anna et son frère sont renvoyés à la banalité de leur journée, car comme l'a dit le directeur avec un détachement mal feint, mais comme si cela concluait tout de même quelque chose : « La vie continue. Allez en classe. »

     Il fallut près d’un mois à Anna et Marlyne pour récupérer toutes les informations nécessaires à la compréhension de  toute l'histoire :

    Phil s’était suicidé en avalant une quantité dangereuse de pilules mais avant, grâce à ça, il avait été capable de pirater l’IA du lycée – ce qui, sans doute, donnait maintenant du travail à la police et de l’inquiétude au directeur. Phil était un passionné d’informatique, l’archétype du geek qui passait son temps à démonter, remonter, programmer, essayer, tester, truquer ce qu’il pouvait. Il avait entièrement réalisé la vidéo grâce à son ordinateur, avait aussi réussit à falsifier la voix d’Anna presque à la perfection, ainsi que son image et ses mouvements. Tout était donc faux, un ''simple'' montage d’images créées grâce à l'IA.

     Mais quelques jours après son décès, une nouvelle vidéo à diffusion automatique programmée avait encore fait un buzz sur Hunet : c'était un selfie de Phil, assis sur son éternel fauteuil de geek, annonçant au monde ce qu’il avait réussi à faire : pirater un réseau privé hautement sécurisé, et en grand final qu’il avait toujours été amoureux d’Anna depuis qu’il la connaissait. Anna compris alors la vidéo du toit. Il expliquait aussi qu’il avait fait tout ça par jeu premièrement, mais surtout pour dénoncer les brimades dont il était victime et qu’il ne supportait plus, injuriant au passage de nombreux jeunes "populaires" du lycée et soulignant admirablement la vacuité de leur existence et les dangers de Hunet.

     Anna fut profondément bouleversée.

     Les jours suivants cette seconde vidéo, d'autres circulèrent sur Hunet : quelques uns des accusés par Phil d'être ses harceleurs et molesteurs se manifestèrent pour essayer pathétiquement de s’en défendre. Une des filles les plus populaires du lycée, Mila, auteure d’une ancienne vidéo mettant en scène Phil en train de courir fou de joie la bouche démesurée et grande ouverte dans un champ de hamburgers, avait fait une nouvelle vidéo-selfie où elle avouait être la personne qui avait partagé sur Hunet la vidéo du toit, prétextant avoir voulu signaler l’événement pour que quelqu’un intervienne – mais au bout de deux minutes elle commença à faire du placement de produit pour sa marque sponsor de lissage de cheveux et pour un kit de manucure unisexe, ajouta ensuite une ou deux remarques peu subtiles et condescendantes sur la détresse dont devait avoir souffert Phil pour en arriver là, et termina par un discours aussi inattendu qu'inapproprié sur l’importance de l’asexuation dans le monde d’aujourd’hui, qui est selon elle « insuffisamment ouvert d’esprit et qui maintient des principes archaïques d’une identité sociale sexuée, une société qui ne laisse pas la liberté d'explorer la richesse identitaire que peut offrir la nature, que ce soit en genres humains ou en genres animaux, ce qui entraîne un mal-être chez les jeunes de ma génération et pousse peut-être plus de jeunes au suicide que le harcèlement sur Hunet. »

      Anna eut envie de vomir.

    Elle comprit que la vidéo de Phil représentait sa détresse, une détresse qu’il aurait voulu avoir le courage d’exprimer en allant mettre fin à ses jours aux yeux de tous ses tyrans et dans l’endroit de tous ses malheurs, et que dans ce scénario il aurait alors souhaité être sauvé par elle. C’était une déclaration d’amour rêvé posthume.

     Anna n’avait jamais eu le moindre soupçon des sentiments de Phil, et elle se sentit coupable pendant des années de quelque chose qu’elle n’identifiait pas vraiment.


                                                                                                              *


                                                                                                     Épilogue :

     Quelques vingt ans plus tard, Anna a grandit, elle est devenue adulte, puis femme.

     Elle a trouvé un travail pour Hunet – comme un tiers de la population active – mais dans une branche qui lui convient : chercheuse en psychologie et thérapeute spécialisée dans l’analyse et l'accompagnement des troubles de la conscience, devenus très fréquents : machinaphilie – faire preuve de sentimentalité envers les IA, leur prêter une conscience, une personnalité, une âme ; machinaphobie – peur ou haine irrationnelle envers les IA ; homoagnosie – incapacité à différencier l’être humain de l'IA dans l’abstraction...

     Le système qui a créé ses malades s’évertue maintenant à les soigner – et Anna se dit au fond d’elle-même, comme un pansement à son cœur contre l’aberration dans laquelle elle vit, qu’elle ne peut mieux combattre le mal que depuis l’intérieur.

     Ses autres craintes se sont malheureusement bien concrétisées au fil du temps. Hunet est devenue la plus puissante société de la planète, et donc de facto la dirigeante mondiale. Les pays quant à eux sont lentement mais sûrement devenus ses débiteurs, essoufflés et asséchés par des crises économiques, politiques et climatiques successives et la perte de lien avec leurs peuples, qui, par un terrible désespoir couplé à un culte de l'individualisme, ont fait de la ''seconde vie'' sur le réseau leur priorité.

     Ces derniers, comme Anna le redoutait, sont donc effectivement devenus frénétiques et impersonnels la journée, compétents, très productifs et même héroïques parfois, mais sans jamais sembler impactés émotionnellement, d'une froideur aussi redoutable que leur efficacité ; puis ''en veille'' le soir après avoir avalé leur petite pilule bleue, lovés dans un confort et un processus de déconscience qui a fait d’eux des créatures oisives et suffisantes aux yeux vides, s'abandonnant aux flot inendiguable de vies parallèles et falsifiées sur le réseau. Anna était toujours terrifiée par ces corps immobiles sur leurs canapés ou dans leurs lits fixant un plafond vide, voyant des images invisibles directement dans leurs yeux, entendant des sons inaudibles directement dans leurs oreilles, comme si les gens étaient loin du monde réel le soir, et pragmatiquement efficients au travail la journée. Un peu comme peuvent le paraître les... robots.

      Le profil des gens – état civil, emploi, géolocalisation, état de santé... – est aujourd’hui mis à jour en temps réel et selon les options payantes choisies par chacun. Le quadrillage satellite de Hunet permet la circulation simultanée et permanente des enregistrements en direct de centaines de millions d’yeux et d’oreilles à travers le monde. Les délits et les crimes ont augmenté et leurs vidéos sont très populaires, bien que les gouvernements du monde entier démentent ces statistiques. Les seemli (pour ''see-in-my-life'') sont apparus et sont rapidement devenus le nouveau divertissement à la mode. Comme les téléphones, les films sont devenus des souvenirs.

     Ce pour quoi les peuples ont toujours lutté, la Liberté, une vie à soi, dont on est maître, ils l'ont finalement abandonnée de leur propre chef au réseau, par peur de l'insécurité, croyant qu'en montrant tout on verrait tout, alors qu'on n'y voit finalement plus rien. On ne comprend plus rien. Car plus rien n'a de sens sans limites. Les frontières entre vie privée, vie sociale, vie publique et monde virtuel ont disparues. Les vies ne sont plus ni réelles ni virtuelles mais un mélange angoissant des deux car indissociables et indifférenciables, d'autant plus que tout le monde sait que tout ce que l'on enregistre et partage peut, une fois sur réseau, être modifié et relayé à l'infini par une infinité d'anonymes qui ne différencient pas plus que les relayeurs précédents ou suivants le réel du virtuel. Anna a très bien compris ses cours de psychologie : on n'est jamais mieux asservi que par soi-même.

      Les élus des peuples sont doucement devenus des curiosités, des ''types en costards'' utilisant des mots curieux dans leurs discours comme "ordre" ou "organisation" au milieu d'un chaos planétaire indéfinissable, récitant mollement des mélopées confuses que les gens entendent sans écouter, esseulés et endormis de pilules bleues, victimes d’un scepticisme incurable face à l’impossibilité de savoir de toute façon si ce qu’ils voient et entendent est vrai ou faux, dans un monde où la falsification de voix et d’image est devenue monnaie courante. A titre d'exemple, le pictogramme rouge de la loupe grossissant deux empreintes de pas, symbole du problème de probatio diabolica quant à l’authenticité des images et vidéos sur Hunet, est devenu son propre comble en étant présent systématiquement, car les images et les vidéos passées sous les filtres des IA sont devenues indifférenciables elles aussi, et par ces mêmes IA, des photos ou vidéos originelles.

     La population laisse cependant les hommes politiques et autres patrimoines vivants d’un monde déjà presque oublié faire leurs discours, comme on laisse le clown faire son sketch jusqu’à la fin, tant qu’eux en retour laissent la population "libre" d'exister et consommer sur Hunet, et occasionnellement aussi de manifester son mécontentement dans les deux mondes, s’indignant tour à tour de la pornographie virale, des chaînes de suicides, de cambriolages violents ou de viols en direct, de la nature déshumanisante et servile du travail, de l’autocratie de Hunet qui rachète régulièrement des villes et des régions (et parfois même des États) en banqueroute, des effets secondaires cachés des pilules et des puces de Trinity... Les gouvernants ne sont plus que des boucliers candides contre la haine populaire et léthargique au service de la petite centaine d'entreprises-satellites de Hunet qui gère l’économie du monde, et de là l’existence de tous.

      Mais Anna, toujours l’âme rebelle, se tient prête à lutter – de l’intérieur.

H U N E T

nouvelle - 2021